aux Délices, 17 novembre [1763]
Je ne sais si vous savez, mon cher gros chat, que je deviens aveugle; vous me direz que je suis très clairvoyant sur le mérite des Pompignan; je vous assure que je ne le suis pas moins sur les devoirs de l'amitié.
Je vous écrirais plus souvent si j'avais du temps et des yeux; mais tout cela me manque: vous savez de plus que j'ai l'honneur d'avoir 70 ans, et qu'étant très faible, je n'acquiers pas de la force avec l'âge. On meurt en détail, ma chère amie, puissiez vous jouir d'une meilleure santé que la mienne! Je n'ai pas la consolation d'espérer de vous revoir, nous sommes l'un et l'autre dans des hémisphères différents. J'ai un ami dans ce pays-ci qui va souvent en Amérique, mais qui en revient comme de Versailles à Paris; il n'en est pas de même d'un gros chat dont la gouttière est en Champagne, et d'un aveugle posté dans les Alpes. Il faut se dire adieu, ma chère amie, cela est douloureux. Je sens que je passerais avec vous des moments bien agréables, mais nous sommes cloués par la destinée chacun chez nous, et malheureusement pour nous, nos solitudes ne sont pas bien fécondes en nouvelles. Tout ce que j'espère faire, c'est de vous dire que je vous aime de tout mon cœur. Quand cela est dit je vous le redis encore. C'est comme l'ave Maria qu'on répète. On dit qu'il ennuie la ste vierge et j'ai peur d'ennuyer gros chat par de pareilles répétitions. Que n'êtes vous la nièce de Corneille! Je vous aurais remariée, et vous seriez grosse actuellement, et nous vivrions ensemble le plus gaiement du monde.
Adieu mon cher gros chat, vivons tant que nous pourrons, mais la vie n'est que de l'ennui ou de la crème fouettée.