J'abuse de votre patience mademoiselle, je vous regarde comme un premier ministre, des états de Talie et de Melpomene, qui reçoit tous les jours vingt placets; comédie, tragédie, petite et grande pièce, tout vous est soumis.
Je suis de votre département et cette pauvre Zulime attend votre lettre de cachet. Vous ne daignez pas me faire avertir des ordres que vous donnez dans l'empire dont je suis sujet. On me mande pourtant que l'on aprend les rôles. Seroit il encor temps de faire une petite correction? Ne vous effrayez pas, c'est peu de choze, il s'agit de deux vers, deux vers seulement. C'est au 5^ème acte, c'est à la mort de Zulime. Elle disoit à son amant:

Ces deux vers là sont froids; et de la froideur dans un endroit vif, c'est le frisson de la fièvre; cela est intolérable. Mais si nous mettions:

Il me semble que cela est plus passionné, plus vray, et moins comun. De grâce faites mettre ce changement sur le rôle; et mandez moy un peu de mes nouvelles. Hélas on sait, on dit que je suis auteur de Zulime; en voylà assez p^r la faire tomber. Vous aurez une belle assemblée le premier jour, mais assemblée de critiques. Tâchons de Dépayser le public pour Mahomet. Il la faudra donner sous un autre titre, aussi bien Mahomet n'est pas le rôle intéressant.

J'ay l'honneur, ma souveraine, de vous donner avis, que j'ay enfin trouvé un cinquième acte à ce Mahomet; que j'ay encor refondu les autres, et même le quatre. Je vous suplie de faire souvenir monsieur de Pondeveile qu'il doit me renvoyer tout ce qu'il a entre les mains de toutes les leçons, premières, secondes et troisièmes de ce Mahomet. Je renveray une copie de la dernière leçon. Je vous seray à jamais obligé d'avoir été un peu difficile. Je commence à croire que Mahomet ne sera pas tout à fait indigne des soins que vous avez bien voulu prendre.

J'ay encor quelque chose à votre service. Pressez vous, car je sens que je suis à la dernière pinte de mon eau d'Hipocrene, mais je ne seray jamais mademoiselle à la fin de mes sentiments pour vous; comptez sur mon tendre attachement pour jamais, et sur l'amitié de mad^e Duch. qui vous fait mille compliments.

ce 19 avril [1740]