1774-07-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à conte Paolo Emilio Campi.
Nardi parvus onix eliciet cadum.

Le dialogue de Pégase et du vieillard m'a valu une lettre de vous, que je proposerais à tous les jeunes gens comme une leçon de raison et de goût. Il est d'une belle âme, et d'un esprit juste de sentir de l'horreur et du mépris pour ce discours que Photin tient à Ptolomée dans la Pharsale, et que Corneille a si malheureusemt imité dans sa tragédie de Pompée, si remplie de grandes beautés, et de défauts insupportables.

Lucain tombe d'abord dans une faute, dans une contradiction que Corneille ne s'est point permise; c'est de dire que Ptolomée est un enfant plein d'innocence: puer est, innocua est œtas; et de dire quelques vers après que Photin conseilla l'assassinat de Pompée en homme qui savait flatter les pervers, et qui connaissait les tyrans:

At melior suadere malis et nosse tirannos
Ausus Pompeium letho damnare Photinus.

Mais j'ai toujours vu avec chagrin, et je l'ai dit hardiment, que le Photin de Corneille débite plus de maximes de scélératesse que celui de Lucain. Maximes cent fois plus dangereuses quand elles sont récitées devant les princes avec toute la pompe et toute l'illusion du théâtre, que lorsqu'une lecture froide laisse à l'esprit la liberté d'en sentir l'atrocité.

Je ne m'en dédis point; je ne connais rien de si affreux que ces vers:

Le droit des rois consiste à ne rien épargner
La timide équité détruit l'art de régner.
Quand on craint d'être injuste on a toujours à craindre;
Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,
Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd
Et voler sans scrupule au crime qui le sert.

Vous avez vu très judicieusement, monsieur, que non seulement ces maximes son exécrables, et ne doivent être prononcées en aucun lieu du monde, mais qu'elles sont absurdes dans la circonstance où elles sont placées. Il ne s'agit pas du droit des rois; il est question de savoir si on recevra Pompée, ou si on le livrera à César. Il faut plaire au vainqueur; ce n'est pas là un droit des rois. Ptolémée est un vassal qui craint d'offenser César son maître.

J'ai exprimé sans ménagement mon horreur pour tous ces lieux communs de barbarie qui font frémir l'honnêteté et le sens commun. J'ai dit, et j'ai dû dire combien sont horribles à la fois et ridicules, ces autres vers que j'ai entendu réciter au théâtre:

Chacun a ses vertus ainsi qu'il a ses dieux.
Le sceptre absout toujours la main la plus coupable.
Le crime n'est forfait que pour les malheureux.
Oui, lorsque de nos soins la justice est l'objet,
Elle y doit emprunter le secours du forfait.

On ne peut dire plus mal des choses plus odieuses. Cependant il y a des gens d'assez mauvaise foi pour oser excuser ces horreurs ineptes. Point de mauvaise cause qui ne trouve un défenseur, et point de bonne qui n'ait un adversaire; mais à la longue le vrai l'emporte, surtout quand il est soutenu par des esprits tels que le vôtre.

Si rien n'est plus odieux aux honnêtes gens que ces scélérats de comédie qui parlent toujours de crime, qui crient que le crime est héroïque, que la vengeance est divine, qu'on s'immortalise par des crimes; rien n'est plus fade aussi que ces héroïnes qui nous rabattent les oreilles de leur vertu. C'est un grand art dans Racine que Néron ne dise jamais qu'il aime le crime, et que Junie ne se vante point d'être vertueuse.

Je vous demande bien pardon, monsieur, de vous dire des choses que vous paraissez savoir mieux que moi.

J'ai l'honnr d'être &a.

Je vous prie, monsieur, de vouloir bien assurer m. Marie de mon très sincère attachement.