13e 9bre 1765 au château de Ferney
Je fais passer ma réponse, Monsieur, par Made vôtre sœur que j'ai eu l'honneur de voir quelquefois dans mes mazures helvétiques.
Vous m'avez envoié l'Epître de Mr De L'Ile, mais souvenez vous que c'est en attendant vôtre Virginie.
On fait de beaux vers à présent, on a de l'esprit et des connaissances, mais il est bien râre de faire des vers qui se retiennent, et qui restent dans la mémoire malgré qu'on en ait. Il règne dans prèsque tous les ouvrages de ce temps cy, une abondance d'idées incohérentes qui étouffent le sujet, et quand on les a lus, il semble qu'on ait fait un rêve. On se souvient seulement que l'auteur a de l'esprit, et on oublie son ouvrage.
Mr De L'Ille n'est pas dans ce cas, il pense d'ailleurs en philosophe, et il écrit en poëte. Je vous prie de le remercier de la double bonté qu'il a eue de m'envoier son ouvrage, et de me l'envoier par vous. Je lui sais bon gré d'avoir loué Catherine. Elle m'a fait l'honneur de me mander qu'elle venait de chasser tous les Capucins de la Russie, elle dit qu'Abraham Chaumeix est devenu tolérant, mais qu'il ne deviendra jamais un homme d'esprit. Elle en a beaucoup, et elle perfectione tout ce que cet illustre barbare Pierre 1er a créé. Je suis persuadé que dans six mois, on ira des bouts de l'Europe voir son carouzel, les arts et les plaisirs nobles sont bien étonnés de se trouver à l'embouchure du lac Ladoga.
Adieu, Monsieur, vivez guaiement sur les bords de la Seine, et faittes y applaudir Virginie. Je soupçonne son histoire d'être fort romanesque, elle n'en sera pas moins intéressante; personne ne prendra plus de part à vos succès que vôtre très humble, très obéïssant serviteur et confrère.
V.