1763-02-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Carlo Goldoni.

J'ai respecté longtemps vos occupations, monsieur, mais la meilleure raison qui m'ait empêché de vous écrire, c'est qu'on dit que je deviens aveugle.
Ce n'est pas comme Homere, c'est comme la Mothe Houdart, dont vous avez peut-être entendu parler à Paris, et qui faisait des vers médiocres tout comme moi. Je suis menacé de perdre la vue, et ce petit accident me prive d'un grand plaisir, qui est celui de lire vos pièces.

Un homme de beaucoup d'esprit, et qui entend parfaitement l'italien, m'a mandé qu'il était extrêment satisfait de la dernière comédie dont vous avez gratifié notre public de Paris. Si elle est imprimée, je vous demande en grâce de me l'envoyer. Mes yeux feront un effort pour la lire, ou bien ma nièce nous la lira.

Au cas que vous ayezlivré cet ouvrage à l'impression, je vous demande en grâce de l'envoyer par la petite poste, à mr D'Amilaville, premier commis des bureaux du vingtième, quai st Bernard à Paris.

Je vous destine une quarantaine de volumes,

Nardi parvus onix eliciet cadum.

Mais ne vous effarouchez pas de cet énorme fardeau. Il y a vingt volumes de votre serviteur, que vous pourrez jeter dans le feu, et pour vous consoler, le reste est de Corneille.

Je reçois quelquefois des nouvelles de votre ami mr le marquis Albergati. Si j'étais jeune, je vous accompagnerais à votre retour pour l'aller embrasser, mais, j'ai soixante et dix ans, et il faut que je meure entre les Alpes, et le mont-Jura dans ma petite retraite. Vous y aurez un vrai serviteur jusqu'au dernier moment de ma vie.

Voltaire