Au château de Ferney 27 avril 1761
Votre lettre et votre procédé généreux, monsieur, sont des preuves que vous n'êtes pas mon ennemi, et votre livre vous faisait soupçonner de l'être.
J'aime bien mieux en croire votre lettre que votre livre. Vous aviez imprimé que je vous faisais bâiller, et moi j'ai laissé imprimer que je me mettais à rire; il résulte de tout cela que vous êtes difficile à amuser, et que je suis mauvais plaisant; mais enfin en bâillant et en riant vous voilà mon confrère, et il faut tout oublier en bons chrétiens et en bons académiciens.
Je suis fort content m. de votre harangue et très reconnaissant de la bonté que vous avez de me l'envoyer. A l'égard de votre lettre, Nardi parvus onix éliciet cadum. Pardon de vous citer Horace, que vos héros messrs de Fontenelle et de Lamotte ne citaient guère. Je suis obligé en conscience de vous dire que je ne suis pas né plus malin que vous; et que dans le fond je suis bon homme. Il est vrai qu'ayant fait réflexion depuis quelques années qu'on ne gagnait rien à l'être, je me suis mis à être un peu gai parce qu'on m'a dit que cela était bon pour la santé. D'ailleurs je ne me suis pas cru assez important, assez considérable, pour dédaigner toujours certains illustres ennemis qui m'ont attaqué personnellement, pendant une quarantaine d'années, et qui les uns après les autres ont essayé de m'accabler comme si je leur avais disputé un évêché ou une place de fermier gal. C'est par pure modestie que je leur ai donné enfin sur les doigts, je me suis cru précisément à leur niveau, et in arenam cum œqualibus descendi, comme dit Ciceron.
Croyez, monsieur, que je fais une grande différence entre vous et eux, mais, je me souviens que mes rivaux et moi quand j'étais à Paris, nous étions tous fort peu de chose, de pauvres écoliers du siècle de Louis 14, les uns en vers, les autres en prose, quelques uns moitié prose moitié vers, du nombre desquels j'avais l'honneur d'être, infatigable auteur de pièces médiocres, grand compositeur de riens, pesant gravement des œufs de mouche dans des balances de toile d'araignée; je n'ai presque vu que de la petite charlatanerie, je sens parfaitement la valeur de ce néant, mais comme je sens également le néant de tout le reste, j'imite le Vejanius d'Horace:
C'est de cette retraite que je vous dis très sincèrement que je trouve des choses utiles et agréables dans tout ce que vous avez fait; que je vous pardonne cordialement de m'avoir pincé; que je suis fâché de vous avoir donné quelques coups d'épingle; que votre procédé me désarme pour jamais; que bonhomie vaut mieux que raillerie, et que je suis monsieur mon cher confrère, de tout mon cœur, avec une véritable estime, et sans compliment, comme si de rien n'était, votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire