1769-11-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François Marmontel.

Mon cher ami, mon cher confrère, j'ai été enchanté de vôtre souvenir et de vôtre Lettre.
Vous dites que tous les hommes ne peuvent pas être grands, mais que tous peuvent être bons. Savez vous bien que cette maxime est mot à mot dans Confucius? Cela vaut bien la comparaison du roiaume des cieux avec de la moutarde, et de l'argent placé à usure.

Je conviens, mon cher ami, que la philosophie s'est beaucoup perfectionée dans ce siècle, mais à qui le devons nous? aux Anglais; ils nous ont apris à raisonner hardiment. Mais à quoi nous occupons nous aujourd'hui? à faire quelques réflexions spirituelles sur le génie du siècle passé.

Songez vous bien qu'une cabale de jaloux imbéciles a mis pendant quelques années la partie quarrée d'Electre, d'Iphianas, d'Oreste, et du petit Ithis, le tout en vers barbares, à côté des belles scènes de Corneille, de l'Iphigénie de Racine, des rôles de Phèdre, de Burrhus et d'Acomat? Celà seul peut empêcher un honnête homme de revenir à Paris. Cependant, je ne veux point mourir sans vous embrasser, vous, et Mr D'Alembert, mr Duclos, mr Diderot, mr De st Lambert, et le petit nombre de ceux qui soutiennent avec le quinzième chapitre de Bélizaire la gloire de la France.

J'aurai besoin si je suis en vie au printems d'une petite opération aux yeux, que quinze ans et quinze pieds de neige ont mis dans un terrible désordre. Je n'aprocherai point mon vieux visage de celui de mlle Clairon, mais j'aprocherai mon cœur du sien. Ses talents étaient uniques, et sa façon de penser est égale à ses talents.

Made Denis vous fait les compliments les plus sincères.

Adieu, vous savez combien je vous aime; je n'écris guères. Un malade, un laboureur, un grifonneur n'a pas un moment à lui.

V.