à Ferney 20 novbre 1761 par Geneve
Vous êtes une belle âme, Monsieur, tout le monde le sçait, j'en ai des preuves, et je vous dois de la reconnaissance.
Monsieur vôtre frère est une belle âme aussi, il veut le bien public et celui du Roy qui sont les mêmes.
S'il avait vu le petit païs de Gex que j'ai choisi pour finir mes jours doucement, il n'en croirait pas les faux mémoires qu'on lui a donnés.
1. Les ennemis de nôtre pauvre petite province, en imposent à messieurs les fermiers généraux, en disant que ce païs est peuplé et riche, et que les fonds s'y vendent au denier soixante.
Je suis la cause malheureuse des louanges cruelles qu'on nous donne. Je suis le seul qui depuis trente ans ait acheté des terres dans cette province. Je les ai achetées trois fois plus cher qu'elles ne valent, mais de ce que je suis une duppe, il ne s'ensuit pas que le terrain soit fertile.
Je certifie que dans toute l'étendüe de la province, la terre ne rend pas plus de trois pour un; ainsi elle ne vaut pas la culture. Le paysage est charmant, je l'avoüe, mais le sol est détestable.
Sur mon honneur, nous sommes tous gueux, et j'ai l'honneur de le devenir comme les autres, pour avoir acheté, bâti, et défriché très chèrement.
2. Nous manquons d'habitans et de secours. Le païs qui possédait il y a soixante ans seize mille habitans, et seize mille bêtes à corne, n'en a plus guères que la moitié. Nous sommes tous obligés de faire cultiver nos terres par des suisses et par des savoyards, qui emportent tout l'argent du païs. Donnez nous quelque facilité, le païs se repeuplera, et les fermes du roy y gagneront.
3. Je peux vous assurer, Monsieur, vous, et messieurs vos confrères, que trois genevois étaient déjà prêts à acheter des domaines dans le païs, sur la nouvelle que le conseil de sa Majesté allait retirer les brigades des Employés, et qu'il daignait faire pour nous un arrangement utile.
Nous avons compté sur cet arrangement fait par les membres du conseil les plus expérimentés, et les plus instruits. Jugez combien il serait cruel de nous priver d'un bien que leur équité nous avait promis.
4. Pour peu qu'on jette les yeux sur la carte de la province, on verra clairement que vos brigades répandües dans le plat païs, ne servent à rien du tout qu'à vous coûter beaucoup de frais. Placez les dans les gorges des montagnes, quatre hommes y arrêteraient une armée de contrebandiers. Mais dans le plat païs, les contrebandiers suisses, savoyards et autres, ont mille routes. Pour nos paysans, ils ne font d'autre contrebande, que de mettre dans leurs chausses une livre de sel, et une once de tabac pour leur usage, quand ils vont à Genêve.
A l'égard de la grande contrebande, toute la noblesse du païs la regarde comme un crime honteux, et nous vous offrons nôtre secours contre tous ceux qui voudraient forcer les passages.
5. On allègue que depuis quelques mois les bandes armées se sont multipliées; ouï, elles ont été une fois dans le plat païs. Ne divisez plus vos forces, et il ne passera pas un contrebandier.
6. On allègue que si on retirait les brigades du plat païs, si on s'abonnait avec nous, si on suivait le règlement proposé, nous nous vétirions d'étoffes étrangères au préjudice des manufactures du royaume.
Nous prions instamment messieurs les fermiers généraux, d'observer, que la capitale de nôtre opulente province, n'a pas un marchand, pas un artisan tolérable, et que quand on a besoin d'un habit, d'un chapeau, d'une Livre de bougie et de chandelle, il faut aller à Genêve.
Que le conseil nous accorde cet abonnement, utile à jamais pour les fermes du roy, et maintenant pour nous, abonnement proposé par plusieurs de vos confrères, nous deviendrons les rivaux de Genêve, aulieu d'être ses tributaires.
7. On nous oppose que le port franc de Marseilles n'a pas les privilèges que nous demandons. Mais, Monsieur, peut on comparer nos huit à neuf mille pauvres habitans à la ville de Marseilles, qui n'a nul besoin d'un pareil abonnement? D'autres provinces, dit-on, seraient aussi en droit que nous, de demander ces privilèges.
Considérez, je vous prie, que nulle province n'est située comme la nôtre. Elle est entièrement séparée de la France par une chaîne de montagnes inaccessibles, dans lesquelles il n'y a que trois passagesà peine praticables. Nous n'avons de Communication et de commerce qu'avec Genêve. Traittez nous comme nôtre situation le demande, et comme la nature l'indique. Si vous mettez à grands frais, des barrières (d'ailleurs inutiles) entre Genêve et nous, vous nous gênez, vous nous découragez, vous nous faittes déserter nôtre patrie, et vous n'y gagnez rien.
8. Enfin, Monsieur, c'est sur un mémoire de plusieurs de vos confrères mêmes, que Monsieur De Trudaine arrangea nôtre abonnement du sel forcé, et qu'il en écrivit à Mr L'Intendant de Bourgogne. Nous acceptâmes l'arrangement. Faut-il qu'aujourd'hui sur les calomnies de quelques regratiers de sel, intéressés à nous nuire, on révoque, on désavoüe le plan le plus sage, le plus utile pour tout le monde, dressé par Mr De Trudaine lui même?
9. Je vous supplie, Monsieur, de faire remarquer à Messieurs les fermiers vos confrères, les expressions de la Lettre de Monsieur de Trudaine, à mr l'intendant de Bourgogne, du 16e aoust 1761:
‘Je vous prie de faire goûter ces bonnes raisons à ceux qui sont à la tête de l'administration du païs. Je ferai expédier sans retardement l'arrêt et les Lettres patentes eta.’
Il est évident qu'on avait discuté le pour et le contre de cet abonnement, qu'on avait consulté messieurs des fermes, qu'on attendait de nous l'acceptation de leurs bonnes raisons. Nous les avons acceptées, nous avons regardé la Lettre de mr De Trudaine comme une loi, nous avons compté sur la convention faitte avec vous.
Qu'est-il donc arrivé depuis, et qui a pu changer une résolution prise avec tant de maturité? Quelque préposé au sel a craint de perdre un petit profit, il a voulu surprendre L'Equité de Monsieur vôtre frère, il a voulu immoler le païs à ce petit intérêt.
Toute la province vous conjure, Monsieur, d'éxaminer nos remontrances avec monsieur vôtre frère, en présence de monsieur De Trudaine, et de finir ce qui était si bien commencé; elle vous aura autant d'obligation que vous en a eu la Provence.
En mon particulier, je sentirai vôtre bonté plus que personne. J'ai L'honneur d'être.