1771-02-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Michel Paul Guy de Chabanon.

Mon cher ami, je n’écris jamais pour écrire, mais quand j’ai un sujet je n’épargne pas ma plume, tout vieux et tout mourant que je suis.
Mon sujet aujourd’hui est un étrange livre qu’on vient de m’envoier contre Mr De Lile et contre Mr de st Lambert.

Quel est donc ce législateur, nommé Clément, qui dicte ses arrêts du haut de son trône? Je vous avoue que je n’ai jamais rien lu de plus injuste et de plus insolant. Je regarde la traduction des Géorgiques par Mr De Lille comme un des ouvrages qui font le plus d’honneur à la langue française, et je ne sais même si Boileau aurait osé traduire les Géorgiques.

Dites moi donc ce que c’est que ce Clément. J’en connais un qui est fils d’un procureur de Dijon, et qui porta il y a deux ans une Tragédie de sa façon aux Comédiens, et qui fut éconduit par eux dès qu’ils eurent lu le premier acte.

Voilà les barbouilleurs qui se mêlent de juger les peintres. Ce qu’il y a de pis dans cet ouvrage c’est qu’on y trouve par cy par là d’assez bonnes choses, et que les gens malins à la faveur d’une bonne critique en adoptent cent mauvaises.

Je ne vous parle point de la critique que Mr le Chancelier a faitte du parlement de Paris. J’ai toujours cru, et surtout depuis la catastrophe du chevalier de La Barre que ses arrêts pouvaient être sujets à la révision de la postérité, mais je ne me mêle point de cette espèce de controverse. Il me parait que vous ne vous en mêlez pas plus que moi. Vous êtes occupé de vos plaisirs et de vos talents; moi je le suis de mes misères qui augmentent tous les jours, et qui m’annoncent la fin de ma vie. En attendant je vous embrasse de tout mon cœur.

V.