1777-09-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je ne sais, monseigneur, ce qui m'est arrivé depuis que vous m'avez flatté que je vous ferais ma cour à cent cinquante ans, et que je serais témoin de vos amours avec l'abbesse de Rennes; mais j'ai été tout près d'aller demander là bas un congé à Lucifer.
Il m'envoie quelquefois de ses gardes pour me faire comparaître devant lui, et me fait sentir qu'il n'appartient pas à un pauvre homme comme moi d'oser marcher sur vos pas.

J'ai vu dans ma retraite un homme qui a été, je crois, autrefois votre neveu; c'est m: le prince de Beauvau qui m'a fait cet honneur là. J'aurais bien voulu que son oncle m'en eût fait autant, quand même il ne m'aurait pas amené me l'abbesse de Rennes. Vous croyez bien que j'ai été tenté cent fois d'aller à Paris. Mais comme mes jambes, ma tête et mon estomac m'ont refusé le service, j'ai pris le parti d'attendre tout doucement ma destinée. Je crois que vous gouvernez très bien la vôtre, et que vous vous êtes mis absolument au dessus d'elle. La plupart des autres hommes sont au dessous. Vous avez été grand acteur sur le théâtre de ce monde, vous êtes le spectateur le plus clairvoyant. Les décorations sont changées, le nouveau spectacle attire tous les regards. Je n'entrevois tout cela du fond de ma caverne qu'avec de bien mauvaises lunettes. Je suis un pauvre Suisse mort et oublié en France; mais je ne puis m'empêcher de vous dire que par un effet singulier de la sympathie, le roi de Prusse est la seule correspondance qui me soit restée. Ce mot de sympathie doit vous paraître bien impertinent. Je ne crois pas que j'aie rien de commun avec le vainqueur de Rosback, pas plus qu'avec le vainqueur de Minorque. Cependant il y a une certaine façon de penser qui a rapproché de moi chétif ce héros du nord; comme il y a eu dans vous une certaine bonté, une certaine indulgence qui vous a toujours empêché de m'oublier totalement. Je vous dirai même que depuis peu le roi de Prusse m'a donné des marques solides de sa protection dans un temps où mes affaires étaient horriblement délabrées. Je ne me serais pas attendu à cette générosité lorsque je me brouillai si imprudemment avec lui il y a trente ans. Cela ne démontre-t-il pas qu'il ne faut jamais désespérer de rien?

Je me souviens que je vous écrivis plusieurs fois sur la catastrophe de cet infortuné Lally. Je vous demandai votre avis. Vous eûtes la discrétion de ne me jamais répondre. Mais enfin Lally trouve un vengeur dans son fils qui me paraît avoir le courage et le caractère de son père. Il poursuit la révision du procès avec une chaleur et une fermeté qui paraissent mériter l'applaudissement universel. Il a beaucoup d'esprit; son style est vigoureux comme son âme; le parlement ne lui met pas un bâillon dans la bouche. Je me flatte que vous n'en mettrez pas un dans la vôtre, et que vous daignerez me dire s'il est vrai que la requête en cassation soit admise. Je suis bien persuadé qu'elle doit l'être. L'horrible aventure du chevalier de la Barre et de Talonde méritait bien aussi qu'on se pourvût en cassation. L'un de ces deux martyrs est vivant, et est un très bon et très brave officier. J'ai obtenu pour lui une place auprès du roi de Prusse; il est son ingénieur. Qui sait s'il ne viendra pas un jour assiéger Abbeville quand vous commanderez une armée en Picardie? J'attends cet événement dans cinquante ans. En attendant, je me meurs malgré toutes vos plaisanteries. Je ne sors point de mon lit, et je vous demande un requiem.

V.