1770-07-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Monseigneur j'ay reçu comme j'ay pu, dans mon misérable état Monsieur le prince Pignatelli mais avec tout le respect que j'ai pour son nom, et avec l'extrême sensibilité que son mérite m'a inspirée.

Je vous avoue que je suis flatté de ma Statue posée aux pieds de la vôtre, plus que Mademoiselle le Maure ne l'était d'être dans le carosse de madame la dauphine. Le carosse et les chevaux ne sont plus; votre statue durera, et votre gloire encor davantage. Vous me pousserez à la postérité.

Mon héros en me caressant d'une main, m'égratigne un peu de l'autre selon sa louable coutume. Voici ce que je réponds à ses belles invectives contre la philosophie à la quelle il vous plaît de déclarer la guerre par passetemps. Lisez je vous prie cette page que je détache d'une feuille d'une enciclopédie de ma façon. Elle m'est aportée dans le moment: c'est le commencement d'un article où l'on réfute une partie des extravagances absurdes de Jean Jaques. Je déteste l'insolence d'une telle philosofie autant que vous la méprisez. Le sistème de l'égalité m'a toujours paru d'ailleurs l'orgueil d'un fou. Il n'en est pas de même de la tolérance. Nonseulement les philosophes qui méritent votre suffrage, l'ont annoncée, mais ils l'ont inspirée aux trois quarts de L'Europe entière. Ils ont détruit la superstition jusques dans l'Italie et dans l'Espagne. Elle est si bien détruitte que dans mon hamau où j'ai reçu plus de cent genevois avec leurs familles on ne s'aperçoit pas qu'il y ait deux relligions. J'ay une colonie entière d'excellents artistes en horlogerie, j'ay des peintres en émail. Le Roy a acheté plusieurs montres de ma manufacture. Cet établissement fait venir en foule des marchands de toutte espèce. Je bâtis des maisons, je vivifie un désert. Si j'avais été assez heureux pour en faire autant dans les landes de Bordeaux je suis sûr que vous m'en sauriez gré et que vous appelleriez mes efforts du nom de véritable philosophie. Il était digne de vous de vous déclarer le protecteur des philosophes plutôt que celui de Palissot. Vous savez qu'ils ont un grand parti et qu'on ambitione leur suffrage.

Je n'ay plus qu'un désir, c'est celui de vous renouveler mes très tendres hommages, de vous entretenir, de vous ouvrir mon cœur, de vous faire voir qu'il n'est pas indigne de vos bontez. Il est vrai que la vie de Paris me tuerait en huit jours. Il y a plus d'un an que je suis en robe de chambre. J'ay bientôt soixante et dix sept ans. Je suis très affaibli, mais je donnerais ma vie pour passer quelques jours auprès de vous, dès que ma colonie n'aura plus besoin de moy.

Il est plaisant qu'un garçon horloger avec un décret de prise de corps, soit à Paris, et que je n'y sois pas.

Votre Paris est plein de tracasseries, tandis que celles de Catherine seconde vont à exterminer l'empire des Turcs. Croyez qu'elle est bien Loin d'être dans la situation équivoque où de fausses nouvelles la représentent. Elle a fait deux légions de Spartiates qui ont tout le courage des héros de la guerre de Troye. Elle peut dans deux mois être maîtresse de la Grece et de la Macedoine; et à moins d'un revers qui n'est pas vraisemblable, vous verrez une grande révolution. Songez que cette même impératrice dans son code qu'elle a daigné m'envoié écrit de sa main a établi la tolérance universelle pour la première de ses loix.

Je vous demande la vôtre. Vous savez si mon cœur est à vous et quel est mon respect, ma passion, mon idolâtrie pour mon héros.

V.