1764-06-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Anges célestes, quoy! je ne vous ay mandé que Cornelie chifon, que Chimene marmote nous avait donné une fille?
Il faut donc qu'il y ait eu une lettre de perdue avec un petit cayer pour la gazette littéraire. J'envoye ce paquet cy pour plus de sûreté par Monsieur le duc de Praslin à qui je l'adresse. Il n'est pas douteux que Mr l'abbé Arnaud aura un Corneille aussi bien que les héros et les héroïnes tragiques. Mais il fallait que le ballot arrivast et il faut que les exemplaires soient reliez. Je n'ay pas la moitié à baucoup près des exemplaires que j'avais retenus.

Si vous êtes curieux mes anges d'être au fait voicy une lettre qui vous dira à peu près le mot de l'égnime. Elle est écritte à mon clerc par ce Gui Duchene, libraire au temple du dégoust.

Vous n'aimez pas l'exterminé ny moy non plus. Puisque vos mains angéliques collent si proprement de petits papiers, eh bien collez donc celuy cy:

ANTOINE

Madame il n'est plus temps, je n'en suis plus le maître,
Son trépas importait à notre sûreté,
Et l'arrest aujourdui doit être exécuté.

Ouy je mourrai dans l'opinion que c'est une barbarie welche d'étrangler, de tronquer, de mutiler les sentiments. C'est l'opéra comique qui a mis à la mode cette abominable coutume. On ne veut plus rien aujourdui que par extrait, et voylà pourquoy on n'a pas fait un bon ouvrage depuis trente ans en prose ou en vers. O Welches vous êtes dans la décadence et j'en suis bien fâché.

J'ay mis enfin mr de Chauvelin l'ambassadeur dans la confidence de la conspiration. J'exige de luy et de madame sa femme le serment de ne rien révéler, mais mon paquet sera sûrement ouvert par M. le comte de Viri. Voilà à quoy on est exposé dans les grandes affaires.

Je vous remercie bien mes anges des espérances que vous me donnez pour mes dixmes. Si je triomphe de l'église ce sera votre triomphe. L'église et le parterre sont des gens difficiles.

J'écrirai à M. de Lorenzi, et à mr Beliardi s'il ne me vient rien par la voye Crammer. Mr Algaroti, qui m'aurait tout fourni, vient de mourir.

J'ay eu l'honneur de voir aujourdui made de Puisigneux, elle a voulu que je la reçusse en bonnet de nuit et en robe de chambre. Ma fluxion a un peu quitté mes yeux pour se jetter sur tout le reste. Je suis l'homme de douleurs mais je souffre le tout assez guaiment. C'est le seul party qu'il y ait à prendre dans ce monde. Avez vous vu les propositions de paix que m'a fait mtre Aliboron et ma petite réponse?

Portez vous bien surtout mes divins anges. Ayez la bonté de présenter mes très sincères remerciments à M. Arnaud. Pardon.

V.