1769-03-05, de Simon Nicolas Henri Linguet à Voltaire [François Marie Arouet].

Il y a bien longtemps, monsieur, que j'ai le malheur de demeurer dans un cul de sac.
Quand j'ai fait la sottise de choisir ce séjour indécent, je n'avais pas encore lu ceux de vos ouvrages où vous en proscrivez le nom: je ne les connaissais pas, ce que je regarde comme un malheur plus triste encore. Depuis qu'ils me sont parvenus, à ma grande satisfaction, vous ne sauriez croire combien j'ai rougi d'être si mal logé. J'étais un aveugle, des yeux de qui vous avez fait tomber les écailles. Quand j'ai vu de près, & dans toute sa laideur, la difformité de ce vilain mot, que vous présentez à vos lecteurs d'une manière si frappante, j'ai fait tout mon possible pour m'en tirer. Je n'ai rien épargné pour me placer partout ailleurs; mais en fait de logement, monsieur, de même qu'en physique, le vide n'est pas facile à trouver . . . . Mais pour mon honneur & pour la sûreté de ma conscience, n'y aurait il pas un arrangement à prendre avec vous? Ne vous serait il pas plus aisé de changer d'avis, qu'à moi de logement? Ne pourrait on pas vous proposer une réconciliation avec les cul de sac? . . . Vous voudriez que les Français choisissent le mot impasse: assurément s'il y a quelqu'un qui puisse être législateur dans notre langue, c'est vous monsieur; je suis bien loin de contester un droit qui vous appartient à tant de titres: j'oserai seulement vous présenter avec modestie mes doutes & mon expérience. Impasse signifierait où l'on ne passe pas; cependant je passe & je repasse tous les jours dans mon cul de sac. Nombre de belles dames qui en occupent les différentes parties, en font autant. Il est vrai qu'on ne le traverse pas; mais qu'importe, on y entre & l'on en sort, & c'est assez, je crois, pour ne pas lui adapter le nom d' impasse. Enfin, monsieur, je vous l'avoue, je tiens à mon cul de sac. Je voudrais bien lui faire trouver grâce à vos yeux. Ce qui m'y attache le plus, c'est le voisinage, qui est en vérité charmant. J'ai à ma porte une très jolie demoiselle qui me permet d'en partager les agréments avec elle, & qui les augmente par ses charmes & sa vivacité. Je me suis bien gardé de lui faire part de vos scrupules & de mes efforts pour les combattre; il lui viendrait peut-être des scrupules à son tour: elle fuirait un appartement par le nom duquel elle se croirait déshonorée. Notre malheureux cul de sac perdrait une citoyenne qui en fait l'agrément, qui en expie bien assurément l'indécence par sa beauté & par le bon usage qu'elle en fait. Je vous abandonne, monsieur, sans regret le cul de sac des Bernardins, le cul de sac Maurice, le cul de sac du Paon, le cul de sac st Thomas, le cul de sac Notre Dame, le cul de sac st Pierre, le cul de sac st Faron, & une infinité d'autres sales retraites dont le nom seul répugne. Je ne voudrais pas même défendre les culs d'artichauts, ni les culs de lampe, ni les culasses de canons. J'irais jusqu'à sacrifier une foule de vilains mots où le cul se présente d'abord, comme cuculle& ceux qui la portent, cucurbite, culeron, culée, cuistre, cupidité, curé, cutanée, &c.; mais je vous supplie de ménager le cul de sac de Rohan; je vous le demande au nom de Cupidon qui n'a pas dédaigné d'incorporer ce monosyllabe sans son nom, & de ma belle voisine qui est assurément un des plus jolis sujets de son empire.

J'ai l'honneur d'être &c.