[18 July 1752]
Je peux, monsieur, m'expliquer avec vous en liberté, et répondre à la confiance que vous avez bien voulu me témoigner.
Vous savez combien les ennemis de la raison abusent des armes de la religion pour se déchaîner contre les philosophes et contre ceux qui leur rendent service. D'autres, qui prétendent au nom de philosophes, le sont rarement, et on a vu des personnes qui devraient le plus appuyer, en qualité de compatriotes, un homme à la vérité fort au dessous de vous, le persécuter de toutes façons. Mais enfin un homme de lettres se défend par des écrits publics d'avoir eu la moindre part à son établissement auprès du roi de Prusse. En un mot vous ne pouviez faire une démarche plus prudente que de vous adresser directement à un roi humain, sage, plein de talents, et qui est au dessus des préjugés. Le roi, comme vous savez, reçut favorablement votre lettre; il promit qu'il vous donnerait le premier bénéfice vacant en Silésie. Il chargea m. le marquis d'Argens de vous en assurer. Il paraît par votre réponse à m. d'Argens que vous êtes dans la disposition de venir dans les états de sa majesté, d'y travailler à des ouvrages de votre ressort, et d'y attendre ses bontés.
Tout ce que m. Dalembert et d'autres personnes de mérite ont mandé de vous, monsieur, a redoublé, dans le marquis d'Argens et moi, le désir de vous servir et de vous posséder ici. Tout me fait espérer que le roi, connaissant votre mérite, pourra, non seulement avancer bientôt le temps des grâces qu'il vous destine, et les augmenter, mais même vous placer auprès de lui d'une façon très agréable. Vous ferez donc très bien de vous rendre incessamment sur les lieux; mais voici des détails dont l'intérêt que nous prenons à vous nous oblige à vous instruire.
Le roi n'est presque jamais à Berlin; il habite le palais Potsdam; il embellit cette ville tous les jours par de nouveaux édifices; mais les maisons commodes sont jusqu'ici en petit nombre. Je suis logé dans le palais avec deux jeunes gens de mérite qui travaillent avec moi. Sa majesté a permis en considération de ma mauvaise santé que je dînasse dans ma chambre; j'y soupe même quelquefois. On me sert un repas pour moi seul qui peut suffire pour nous trois; j'ai un petit appartement dans la ville où il n'y a précisément que le nécessaire: un lit de toile peinte, deux fauteuils, deux tables; un petit entresol très vilain, une chambre pour une cuisinière qui nous fait à manger quand le roi n'est pas à Potsdam. Je ne vais presque plus à Berlin. La marquis d'Argens et moi nous passons toute l'année ici, excepté six semaines de l'hiver, seul temps où le roi s'établit dans sa capitale.
Tout ce menu détail exposé, voyez, monsieur, si vous voulez me faire la grâce d'accepter, je ne dis pas l'appartement, je dis le bouge que j'ai à Potsdam. Il est fort près du château, et c'est la seule raison qui m'a déterminé à prendre ce logement qu'on ne peut habiter que par excès de philosophie, et qui est la plus vilaine chose du monde. Ma cuisinière vous ferait du bouillon, si vous aviez le malheur de tomber malade. Nous dînerions ensemble avec les deux amis que j'ai auprès de moi, et il ne m'en coûterait que très peu de chose pour ajouter à ce que la table du roi me fournit. Vous seriez par là délivré d'un loyer qui ne laisse pas d'être cher, et de la nécessité de chercher votre dîner dans les auberges allemandes.
Je vous demande bien pardon d'entrer dans ces détails; mais j'aurais peutêtre plus de pardons à vous demander si je n'y entrais pas. Il est très essentiel que vous soyez promptement dans ce lieu, que sa majesté habite, afin qu'elle voie que vous n'êtes venu que pour elle; et surtout afin que les occasions de faire connaître votre mérite puissent se présenter au plus tôt. Vous pouvez être sûr que le marquis d'Argens et moi nous saisirons ces occasions. Il faut que vous soyez assuré d'un logement et des choses nécessaires à la vie en attendant que le roi vous place, et que vous ayez le temps de vous reconnaître.
Au reste, monsieur, n'ayez aucun scrupule d'accepter les misères que je vous propose. Passons, vous et moi, par dessus la honte que j'ai de vous offrir si peu. Agissons en philosophes, comme si nous nous étions déjà connus il y a longtemps. Si votre ami veut venir avec vous, il pourrait loger dans le petit entresol qui est auprès de votre chambre. C'est un endroit où il n'est guère possible de mettre une tapisserie; il n'y a point de lit; j'en chercherai un. Encore une fois, c'est un logement bien étroit et bien vilain; mais c'est au moins chez des Français, et vous et votre ami y aurez des secours. Enfin nous vivrions tous ensemble.
Vous pourriez y apporter les livres que vous avez, et je pourrais vous faire prêter par la voie de Leipzig ceux dont vous auriez besoin. Il y a dans Leipzig des libraires dont vous pourriez être content. Enfin, monsieur, si l'état présent de vos affaires et celles de votre ami vous oblige à une prudente économie dans un pays étranger, surtout après les frais du voyage, n'hésitez pas à daigner accepter, vous et lui, ces offres indignes de vous deux que je prends la liberté de vous faire en rougissant, mais avec des sentiments qui doivent m'attirer de vous de la confiance et de la bonté. Nous ne nous gênerions point du tout; une telle vie est convenable à des gens qui aiment la retraite et le travail, et je présume que ces deux goûts sont en vous. Le séjour de Potsdam n'est fait uniquement que pour des guerriers ou des philosophes. Toute superfluité en est bannie. La plus grande simplicité en habits est recommandée. Les gens de guerre n'y portent jamais que leur uniforme. Le roi donne l'exemple: un habit uni est tout ce qu'il faut pour un homme de lettres. Le roi n'aime pas le noir, et comme il y a une très grande apparence que vous approcherez de sa personne, je vous conseille un habit gris tout simple. La poste part pour la France et arrive deux fois par semaine. Les foires de Leipzig sont commodes pour le débit des livres. Il y a d'ailleurs des voitures publiques qui vont journellement aux frontières de France. Prenez sur tout cela votre résolution, monsieur, sans aucun scrupule. Faites moi en philosophe le plaisir que je vous demande instamment. Je crois qu'il n'y a pas de temps à perdre, soit que le roi vous donne un bénéfice, soit qu'il vous destine un emploi auprès de lui, saisissez cette occasion.
Encore une fois il faut que vous ayez un gîte assuré dans une ville toute guerrière où l'on ne parle qu'allemand. Regardez ma lettre comme celle d'un camarade qui vous parlerait uniquement à cœur ouvert, sans aucun de ces vains compliments qui sont le fard de la société. Mandez nous votre résolution, le jour de votre départ, et disposez de moi comme d'un ami.
C'est avec ces sentiments dus à la philosophie, au malheur et au mérite que je suis très véritablement, etc.
Voltaire