1750-10-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Nous voilà dans la retraite de Potsdam.
Le tumulte des fêtes est passé, mon âme en est plus à son aise. Je ne suis pas fâché de me trouver auprès d'un roi qui n'a ni cour ni conseil. Il est vrai que Potsdam est habité par des moustaches et des bonnets de grenadier, mais dieu merci je ne les vois point. Je travaille paisiblement dans mon appartement au son du tambour. Je me suis retranché les dîners du roi. Il y a trop de généraux et de princes. Je ne pouvais m'accoutumer à être toujours vis à vis d'un roi en cérémonie et à parler en public. Je soupe avec lui en plus petite compagnie. Le souper est plus court, plus gai, et plus sain. Je mourrai au bout de trois mois de chagrin et d'indigestion, s'il fallait dîner tous les jours avec un roi en public. On m'a cédé, ma chère enfant, en bonne forme au roi de Prusse. Mon mariage est donc fait. Sera-t-il heureux? Je n'en sais rien. Je n'ai pas pu m'empêcher de dire oui. Il fallait bien finir par ce mariage après des coquetteries de tant d'années. Le cœur m'a palpité à l'autel. Je compte venir cet hiver prochain vous rendre compte de tout, et peut-être vous enlever. Il n'est plus question de mon voyage d'Italie. Je vous ai sacrifié sans remord le st père et la ville souterraine. J'aurais dû peut-être vous sacrifier Potsdam. Qui m'aurait dit, il y a sept ou huit mois quand j'arrangeais ma maison avec vous à Paris, que je m'établirais à quatre cent lieues dans la maison d'un autre? et cet autre est un maître. Il m'a bien juré que je ne m'en repentirais pas; il vous a comprise, ma chère enfant, dans une espèce de contrat qu'il a signé avec moi, et que je vous enverrai, mais viendrez vous gagner votre douaire de quatre mille livres? J'ai bien peur que vous ne fassiez comme mde de Rotambourg qui a toujours préféré les opéra de Paris à ceux de Berlin. O destinée comme vous arrangez les évènements, et comme vous gouvernez les pauvres humains!

Il est plaisant que les même gens de lettres, qui m'auraient voulu exterminer de Paris il y a un an, crient actuellement contre mon éloignement, et l'appellent désertion. Il semble qu'on soit fâché d'avoir perdu sa victime. J'ai très mal fait de vous quitter, mon cœur me le dit tous les jours plus que vous ne pensez, mais j'ai très bien fait de m'éloigner de ces messieurs là.

Je vous embrasse avec tendresse et avec douleur.