1750-08-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Voici le fait, ma chère enfant; le roi de Prusse me fait son chambellan, me donne un de ses ordres, vingt mille francs de pension et à vous quatre mille assurés pour toute votre vie, si vous voulez venir tenir ma maison à Berlin comme vous la tenez à Paris.
Vous avez bien vécu à Landau avec votre mari. Je vous jure que Berlin vaut mieux que Landau, et qu'il y a de meilleurs opéra. Voyez, consultez votre cœur. Vous me direz qu'il faut que le roi de Prusse aime bien les vers. Il est vrai que c'est un auteur français né à Berlin. Il a cru, toutes réflexions faites, que je lui serais plus utile que d'Arnaud. Je lui ai pardonné comme à Hurtaud les petits vers galants que sa majesté prussienne avait faits pour mon jeune élève dans lesquels il le traitait de soleil levant fort lumineux, et moi de soleil couchant assez pâle. Il égratigne encore quelquefois d'une main quand il caresse de l'autre, mais il n'y faut pas prendre garde de si près. Il aura le levant et le couchant auprès de lui, si vous y consentez, et il sera lui dans son midi faisant de la prose et des vers tant qu'il voudra, puisqu'il n'a point de batailles à donner. J'ai peu de temps à vivre. Peut-être est il plus doux de mourir à sa mode à Postdam que de la façon d'un habitué de paroisse à Paris. Vous vous en retournerez après cela avec vos 4000lt de douaire. Si ces propositions vous convenaient vous feriez vos paquets au printemps, et moi j'irais sur la fin de cet automne faire mon pélerinage d'Italie, voir St Pierre de Rome, le pape, la Vénus de Medicis, et la ville souterraine. J'ai toujours sur le cœur de mourir sans voir l'Italie. Nous nous rejoindrions au mois de mai. J'ai quatre vers du roi de Prusse pour sa sainteté. Il serait plaisant d'apporter au pape quatre vers français d'un monarque allemand et hérétique et de rapporter à Potsdam des indulgences. Vous voyez qu'il traite mieux les papes que les belles. Il ne fera point de vers pour vous; mais vous trouverez ici bonne compagnie. Vous auriez une bonne maison. Il faut d'abord que le roi notre maître y consente. Cela lui sera je pense fort indifférent. Il importe peu à un roi de France en quel lieu le plus inutile de ses vingt-deux ou vingt-trois millions de sujets passe sa vie, mais il serait affreux de vivre sans vous.