1768-04-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère nièce, nous ne parlerons point aujourd'hui de Mr De Laleu, je vois que tout s'arrangera dans un mois à vôtre satisfaction et à celle de toute ma famille à qui je fais les plus tendres compliments.
Je remercie les deux conseillers des Lettres qu'ils m'ont écrites. Il y avait en éffet une petite erreur dans le premier mémoire pour Mr De La Leu; je m'en aperçus, et je la corrigeai dans le second mémoire plus détaillé que je vous envoiai; nous mettrons tout celà au net dans un mois.

Il faut en attendant, que je vous parle du devoir que j'ai rempli à Ferney. Vous savez que je m'en étais déjà acquité avec vous, et je ne pouvais m'en dispenser lorsque je suis seul à Ferney chargé de la manutantion de la terre et de l'édification publique. Je ne sais pas pourquoi l'action du monde la plus simple, et la plus convenable à mon âge a pu paraître singulière. Vous voiez que la calomnie s'attache à tout. Je ne dois sans doute compte à personne de mes sentiments ni des fonctions nécessaires que j'ai remplies; mais comme vous avez déjà rempli avec moi ces mêmes fonctions, je suis sûr que vous parlerez de cette affaire d'une manière convenable. Ceux qui veulent envenimer les motifs de ma conduite, ceux qui me calomnient, ceux qui m'imputent des ouvrages dont la religion peut s'allarmer, doivent être confondus. Je n'ai, Dieu merci, aucun ouvrage dans ce goût à me reprocher. Je ne m'appelle ni Bolingbroke, ni Freret, ni Dumarsais, ni st Hiacinte, ni Lamétrie. Je ne suis ni l'excapucin Maubert, ni l'ex-maturin Laurent, et vous savez de plus, que nous n'avons jamais lu aucun de ces livres.

L'abbé Adam qui a été quatre ans nôtre aumônier et qui est encor au châtau peut rendre un témoignage autentique de ma conduite. Je me trompe beaucoup ou les derniers jours de ma vie ne seront point troublés par les impostures des Frérons et des gens de cette espèce.

Je vous ai mandé sur la terre de Ferney tout ce que je pouvais vous en dire, elle raporte certainement fort peu, mais elle peut devenir pour vous une retraitte fort agréable lorsque vous serez lasse de Paris. Vous aurez d'ailleurs quelque bien dans ce païs là, comme la rente de la tontine sur Mr De Beaumont, et quelques autres petites rentes.

Le parti que vous prenez de vous loger agréablement près du rempart avec made Dupuits, vous fera mener une vie fort douce; vos amis viendront vous voir quand ils sauront qu'on vous trouve chez vous, et envérité, cette compagnie là vaut mieux que celle de Gex. Pour moi qui suis entièrement voué à la solitude, et qui passe mes journées entières ou à souffrir ou à travailler, comment pourais-je contribuer aux agréments de vôtre vie? Les jours de tumulte et de fêtes sont passés, et ne reviendront plus. Je me couche à l'heure où vous soupiez; je me lêve à l'heure où vous vous endormiez, enfin, je touche à ma 75ème année avec une santé languissante qui demande le régime et la retraitte. Soiez à Paris ma consolation, écrivez moi quand vous n'aurez rien à faire; vos Lettres me soulageront du fardau de mes inutiles corespondances.

Mr Dupuits est à Chalons avec son régiment. Quand il viendra il trouvera mr Christin qui gouvernera ses affaires. D'Aumart est toujours dans le même état. La Fanchon qui était auprès d'Adélaïde a toujours la fièvre. Le chirurgien la traitte et consulte mr Joli, nous espérons qu'on la sauvera.

Mr Bourcet va donner ses ordres à Versoi. Les coches et les rouliers y arrivent régulièrement. Si on y bâtit une ville comme je l'espère, ce sera une raison de plus pour ne point vendre Ferney, ou pour mieux vendre cette terre un jour. J'y achêverai ma vie en vous aimant, et en vous donnant toutes les preuves d'amitié qui seront en mon pouvoir.

NB: on n'a fait que rire de la guerre de Genêve; et en effet, ce n'est qu'une pure plaisanterie qui ne peut déplaire qu'à Vernet et à Jean Jaques.

Dites moi, je vous en prie, ce que vous pensez de la musique de mr de La Borde, et assurez le bien de l'intérêt que je prends à sa personne et à son procez.

V.