1769-08-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je reçois, ma chère amie, vôtre Lettre du 30 juillet, j'y réponds sur le champ, et c'est pour vous dire que tout ce que vous me demandez est fait depuis longtems.
J'ai écrit de tous côtés pour faire réussir les désirs de mr de La Borde. J'ai suplié d'un côté monsr le Mal de Richelieu, et de l'autre mr D'Argental. J'ai joint à mes prières les plus fortes raisons que j'aie pu alléguer. C'est à mr de La Borde à faire le reste. S'il n'avait pas eu le malheur de faire représenter à Fontainebleau son opéra de Thetis et de Pelée, on aurait meilleure opinion de sa musique, mais il a révolté tous les gens de goût, et l'on craint que sa Pandore ne ressemble à sa Thétis. Il s'agit de détruire le préjugé; ce n'est pas une petite affaire en prose, en musique, en vers, en quelque genre que ce puisse être. Ce que j'ai entendu de Pandore m'a paru très agréable; mais on ne donnera pas des fêtes à madame la Dauphine sur la foi de mes deux oreilles. Si on fesait bien on en croirait les vôtre. Je crois même que vous ne feriez pas mal d'écrire à mr le mal de Richelieu, il se mêle de cette affaire autant que mr le Duc d'Aumont, et vous savez comment il peut s'y prendre. Celà entretient toujours commerce, et il aimerait mieux que vous lui parlassiez de musique que d'argent.

A l'égard des douze années que doit la succession de made la princesse de Guise c'est un opera qui commence à me paraitre plus difficile à jouer que celui de La Borde. Je vous en parlerai une autre fois. Tout ce que je puis vous dire à présent, c'est qu'il est bien étrange qu'on ne sache pas quel est le régisseur. Ne pouriez vous pas le demander à l'abbé Blet, et vous donner même la peine d'aller chez lui? Je suis dans un cas non moins embarassant avec le trésorier de Montbelliard, mais je vous réponds que je m'en tirerai, dussai-je moi même faire le voiage. Croiez moi, voiez vôtre régisseur, et sachez à quoi vous en tenir. On pourait s'arranger avec lui à l'amiable; c'est peut être le premier pas qu'il fallait faire, suposé que ce régisseur demeure à Paris comme je le pense.

Venons maintenant aux bagatelles. Oui sans doute j'avais des copies de toutes les lettres moitié prose moitié vers, et il est bien clair que j'avais une copie de la Lettre à mr Le président De Brosses, car certainement ce n'est pas lui qui l'a donnée. Cette Lettre roule uniquement sur un procez très inique dont le président fut obligé de se désister. Il fallait bien que j'eusse une minute de ma Lettre; elle était sur mon bureau avec d'autres papiers lorsqu'on la prit; et Dupuits vit même qu'on emportait une assez grosse liasse, et il m'en avertit. Mais je vous répète encor que nonseulement je n'accuserai jamais personne, mais que je démentirais hautement quiconque accuserait le jeune homme en question, et le perdrait à jamais, ou dumoins risquerait de le perdre par le moindre soupçon. Je veux même n'en point avoir, et fermer les yeux sur tout celà. Vous voiez que ma façon de penser s'accorde entièrement avec la vôtre.

On a prévenu encor vos désirs sur deux chapitres dont vous me parlez; tout est rectifié dans trois éditions nouvelles qui sont, dit-on, achevées au moment que je vous écris. Les gens qui se mêlent de cette petite affaire prétendent qu'on sera content.

On a fait plusieurs éditions du siècle de Louis 15. On en a envoié une à Mr De La Sourdiere pour être présentée à sa cousine, et on a mis des étiquettes aux pages où il est questions des choses les plus flatteuses pour les personnes intéressées. C'est une démarche dont qui que ce soit ne peut savoir mauvais gré, et qui peut faire un très bon éffet.

J'ai entendu parler comme vous d'une brochure traduite de l'anglais, intitulée, la paix perpétuelle. Il parait tous les huit jours quelque ouvrage dans ce goût en Hollande. On en a imprimé un catalogue que j'ai vu; il se monte à cent soixante et dix, et il est encor très incomplet. Il n'y a guères actuellement de jeunes gens un peu instruits qui ne veuillent essaier sa plume sur ces matières. D'Amilaville, Boulanger, celui qui a écrit sous le nom de Freret, ont fait une infinité de disciples. Pour moi je ne crois pas qu'étant parvenu à ma 76e année, on me mette au rang de ces jeunes gens. Quand je me suis amusé à écrire aulieu de jouer au wisk et au piquet, je n'ai écrit que pour la gloire de ma patrie. J'ai célébré Henri 4, Louis 14, Louis 15. J'ai fait quelques pièces de théâtre qui ont eu en leur tems un peu de succès. Les ouvrages qu'on m'impute ne peuvent rien dérober à l'honnêteté qui règne dans les ouvrages que j'ai faits. Je sais bien que tant que je respirerai je serai calomnié. Comme je suis à peu près en païs étranger les Frèrons ne manquent pas de m'attribuer tout ce qui est imprimé en Hollande, en Angleterre, en Suisse; mais j'espère que les gens de bien ne me sacrifieront pas aux Frérons.

Pour juger des injustices qu'on me fait souvenez vous du catécumêne; tout le monde me l'a imputé; vous en connaissez l'auteur; il a fait plusieurs petits enfants dont il m'a fait passer pour le père. Ce procédé n'est pas légitime; cependant je me tais. Vous m'avouerez que j'ai dumoins la vertu de la patience.

Cette patience est bien éxercée par les maux dont je souffre. J'ai souvent des avertissements qui me disent que je n'ai pas longtems à vivre. Soiez bien sûre que je mourrai en vous aimant.