1768-04-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Michel Paul Guy de Chabanon.

Je crains bien, mon cher ami, d'avoir été trop sévère, et même un peu dur dans mes remarques sur Eudoxie, mais avant l'impression il faut se rendre extrêmement difficile, après quoi on n'est plus qu'indulgent, et on soutient avec chaleur la cause qu'on a crue douteuse dans le secrêt du cabinet.
C'est ainsi que mon amitié est faitte, plus mes critiques sont sévères, plus vous devez voir combien je m'intéresse à vous.

Je n'ai pas encor profité de vos conseils auprès de Mr De Sartines. J'ai craint que l'homme aux quarante écus, et la princesse de Babilone ne fussent pas des ouvrages assez sérieux pour être présentés à un magistrat continuellement chargé des détails les plus importants. Je lui réserve le siècle de Louïs 14 dont on fait une nouvelle édition augmentée d'un grand tiers. J'espère que le catalogue raisonné des artistes et des gens de Lettres ne vous déplaira pas. C'est par là que je commence, car c'est le siècle de Louïs 14 que j'écris, plutôt que la vie de ce monarque, et vous pensez avec moi que la gloire de ces temps illustres est due principalement aux beaux arts. Il ne reste souvent d'une bataille qu'un confus souvenir; les arts seuls vont à l'immortalité.

Il est assez désagréable, lorsque je suis uniquement occupé d'un ouvrage que j'ose dire si important, on ne cesse de m'attribuer les brochures du maturin Laurent, et les insolences bataviques de Marc Michel Rey; et je ne sais quel Catécumène qui est tout étonné de trouver des temples chez des peuples policés; et le petit livre des trois Imposteurs tant de fois renouvelé et tant de fois méprisés; et cent autres brochures pareilles qu'un homme qui écrirait aussi vîte qu'Esdras ne pourait composer en deux années. Il se trouve toujours des gens charitables et nullement absurdes qui favorisent ces calomnies, qui les répandent à la cour avec un zèle très dévot; Dieu les bénisse, mais Dieu nous préserve d'eux!

Je crois la très désagréable avanture de Laharpe entièrement oubliée; car il faut bien que de telles misères n'aient qu'un temps fort court. Pour moi je n'y songe plus du tout.

Oui, mon très aimable ami, je suis sensible, mais c'est à l'amitié que je le suis. Je plains nôtre cher Pandorien du fond de mon cœur; mais ce qu'il m'a mandé me donne bonne opinion de son procez. Il est clair qu'il a à faire à un coquin hipocrite. Tous les honnêtes gens seront donc pour lui; et quoi qu'on en dise il y en a beaucoup en France. Je vous embrasse le plus tendrement du monde.

V.