22e avril 1768
Vôtre Lettre, mon cher ami, me donne mille remords.
Consultez quelqu'un qui soit bien au fait de l'art des vers et de l'art tragique. Ne lisez point vôtre pièce dans un cercle, personne n'y dit jamais son avis. C'est de toutes les séductions la plus dangereuse. Donnez vôtre pièce à lire à quelque ami éclairé et sévère. Relisez ensuite vôtre ouvrage à tête reposée. Prenez une Tragédie de Racine d'une main, et Eudoxie de l'autre. Dites vous à vous même, Racine se serait-il permis ces vers? aurait il étranglé ces sentiments? aurait-il laissé ce principal caractère indécis? n'aurait-il pas donné à cet ambassadeur des vues plus dévelopées? n'aurait-il pas donné à Maxime un caractère plus ferme et plus noble? n'aurait-il pas mis dans sa pièce de plus grands mouvements? ne l'aurait-il pas enrichie d'une foule de vers qui restent sans éffort dans la mémoire du Lecteur? Songez, mon cher ami que c'est pour les lecteurs que vous travaillez. Un succez au théâtre n'est rien pour l'académie française; il n'y a jamais eu d'aussi grand succez que celui du siège de Calais. Cet ouvrage ne fera certainement pas de son auteur un académicien.
Pardonnez encor une fois à ma tendre amitié. Ne m'en croiez pas, et jugez vous vous même.
Le Pandorien m'avait promis de m'envoier un mémoire pour son bon homme de père, je le désirais avec ardeur, je l'attends encor; faittes l'en ressouvenir je vous en prie.
Ma santé est bien mauvaise, mais je fais contre [mauvaise] fortune bon cœur. Comptez qu'on ne peut vous être attaché plus sincèrement que je le suis pour le peu de temps qui me reste à vivre.