1765-03-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Bordes.

Il est vrai, mon cher Monsieur, que la justification des Calas m'a causé une joie bien pure.
Elle augmente encor par la vôtre; cette avanture peut désarmer le bras du fanatisme, ou du moins émousser ses armes. Je vous assure que ce n'est pas sans peine que nous avons réussi. Il a fallu trois ans de peines et de travaux pour gagner enfin cette victoire. Jean Jaques aurait bien mieux fait, ce me semble, d'emploier son temps et ses talents à venger l'innocence, qu'à faire de malheureux sophismes, et à tenter des moiens infâmes pour subvertir sa patrie. Je doute encor beaucoup qu'il soit l'avocat consultant de Paoli. L'auteur de la profession de foi a bien connu ce misérable qui a le cœur aussi faux que l'esprit, et dont tout le mérite est celui des charlatans qui n'ont que du verbiage et de la hardiesse.

On me mande comme à vous, Monsieur, que le Siège de Calais n'a réussi chez aucun homme de goût; cependant il est bien difficile de croire que la cour se soit si grossièrement trompée. Il est vrai que le prodigieux succez qu'eut le Catilina de Crebillon doit faire trembler. Vous serez bientôt à portée de juger, je crois que le Siège sera levé à Pâques. C'est toujours beaucoup que les Français aient été patriotes à la comédie. C'est une chose singulière qu'il n'y ait aucun trait dans Sophocle et dans Euripide où l'on trouve l'éloge d'Athènes. Les Romains ne sont loués dans aucune pièce de Seneque le tragique. Je ne crois pas que la mode de donner des coups d'encensoir au nez de la nation dure longtemps au théâtre. Le public à la longue aime mieux être intéressé que loué.

Adieu, monsieur, vous m'êtes d'autant plus cher que le goût est bien rare; je vous ai voué pour la vie autant d'attachement que d'estime.

V.