1770-02-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Michel Paul Guy de Chabanon.

Mon cher ami, nous vous sommes trop attachés made Denis et moi, pour souffrir que vous épuisiez vôtre génie à faire Alceste après Quinaut.
Vous êtes obligé d'en retrancher tout le pittoresque et tout le merveilleux afin d'éviter la ressemblance. Vous vous mettez vous même à la gêne; vous vous privez du patétique, et vous affaiblissez l'intérêt. Le comique qui était encor à la mode dans nos premiers opera est réprouvé aujourd'hui. Vous ne tombez pas dans ce défaut, et c'est probablement ce qui vous a séduit. Mais à ce comique il faut substituer la tendresse, un nœud qui attache, du brillant, du théâtral, et quand même vous jetteriez ces beautés avec profusion dans les premiers actes jamais on ne vous pardonnera d'avoir suprimé les enfers et le retour d'Alceste.

Tout le monde sait par cœur ces beaux vers d'Alcide à Pluton,

Si c'est te faire outrage
D'entrer par force dans ta cour,
Pardonne à mon courage,
Et fais grâce à l'amour.

J'ai toujours été étonné que Quinaut n'ait pas osé imiter Euripide, et fait présenter Alceste voilée à son mari. Ce serait cette hardiesse d'Euripide qu'il faudrait imiter. Nous présumons qu'elle aurait un grand succez si on avait à l'opera des acteurs comme on y a des chanteurs.

Voilà ce que nous avons pensé made Denis et moi.

Si vous voulez absolument traitter ce sujet après Quinaut vous êtes tenu étroitement de donner un ouvrage admirable dans toutes ses parties, et d'amener des fêtes charmantes prises dans le fond du sujet.

Nous ne parlerions pas si hardiment à tout autre qu'à vous. Nous vous disons ce que nous croions la vérité, parce que vous méritez qu'on vous la dise. Nous pouvons nous tromper; mais nous ne voulons pas certainement vous tromper. Reconnaissez la tendre amitié que nous avons pour vous à la liberté que nous prenons. Nous croions vous en donner une preuve en vous parlant à cœur ouvert. Pardonnez nous et aimez nous.

V.

J'ai lu une partie de la traduction des Georgiques, j'y ai vu l'extrême mérite de la difficulté surmontée. Je ne m'attendais pas à voir tant de poésie dans la gêne d'une traduction. Je crois que cet ouvrage aura une très grande réputation parmi les amateurs des anciens et des modernes. Je vous suplie, mon cher ami, de vouloir bien assurer Mr Delile de ma reconnaissance et de ma très sincère estime.