aux Délices 4 juin [1756]

Je vous ay envoié mon cher ange mes sermons sous l'enveloppe de monsieur Bouret, mais comme je me suis avisé de voiager un mois dans la Suisse, il se peut faire qu'il y ait eu quelque retardement dans l'envoi.

Vous voiez que la famille des Tronchins est dévouée aux arts, mais l'auteur aura des succez moins brillants que l'inoculateur. Il vaut mieux suivre Esculape qu'Apollon. On a corrigé le Nicephore et l'Alexis selon vos vües mais non selon vos désirs.

L'Alceste est très bien entre les mains de madame Denis puisque cela l'amuse, et que de plus c'est le triomphe des femmes. Pour moy je vous avoue que je n'aurais jamais osé traitter un pareil sujet. Je doute fort que Racine en ait eü l'idée. Alceste peut faire à l'opéra le plus grand effet. Il eût été à souhaitter que Quinaut eût fait Alceste après Armide dans le temps de la force de son génie, et qu'il eût eu Rameau pour musicien.

Je ne protesterai point votre lettre de change pour une tragédie mais je demanderai du temps pour vous payer. Les éditions de mes anciennes réveries prennent le peu de temps que ma misérable santé me laisse. Il faut joindre le siècle de Louis 14 à un tablau du monde entier depuis Charle magne. Vous m'avouerez qu'il est difficile qu'un malade puisse d'une main arranger le monde, et de l'autre faire une tragédie. Aureste quand j'en ferai une je sens bien que je travaillerai pour des ingrats mais je travaillerai pour vous, mon cher ange, et vous me tiendrez lieu du public. Je suis assez animé quand c'est à vous que je veux plaire mais quand vous aurez une pièce du pays des Allobroges, songez que l'on fait souvent des pièces allobroges à Paris. Alors vous me jugerez avec indulgence.

Auriez vous lu ce receuil de lettres de madame de Maintenon, de Louis 14 etc? Il y a t'il quelque chose dont un historien puisse faire usage? Je ne vous parle que d'histoire, je vous en demande pardon. Madame Denis vous dit les choses les plus tendres, elles seront bien reçues puisqu'elle fait une tragédie. Mad^e de Fontaine, qui n'en fait point, arrivera dans quelques jours dans mon hermitage. Il est bien joli. J'en suis fâché, car je m'y attache et il est trop loin de vous mon cher ange. Mille tendres respects à m^e Dargental, et à tous vos amis.

V.