Je puis donc vous répondre, mon bon ami, puisque mr Turretini m'assure que vous avés quitté Zurich.
Quelle délicieuse émotion j'éprouvai en vous voiant à Genève! Que les jours que vous y avés passés m'ont paru courts! Il me semblait que j'avais des milions de choses à vous dire, ces choses n'étaient que des sentiments, & ces sentiments s'étoufaient en naissant, ils n'avaient pas le temps de se déveloper. J'ai sçu vos succès à Zurich, mr Heideker vous estimait, àprésent il vous aime, et les termes dans lesquels il parle de vous à mr Turretin l'honorent dans mon esprit autant qu'il parait vous honorer lui même.
J'ai comuniqué à Voltaire la lettre que vous m'écrivites de Zurich; voici sa réponse.
‘Je vous remercie, mon cher ami, de la lettre de mr Maester que je vous renvoie. Il me fait aimer Paris parce qu'il l'aime, car c'est avec des caractères come le sien que je voudrais y vivre, si je pouvais quiter ma retraite. J'y suis heureux tout mourant que je suis, parce que j'y vois des heureux. Quand vous voudrés augmenter nôtre bonheur par vôtre présence vous savez quel plaisir vous nous ferés. Mais n'oubliés pas de nous amener mr Maester quand il reviendra vous voir à Genève.’
Il est très sûr, mon bon ami, que vous avez le cœur de Voltaire, Mr Necker y règne aussi dans ce moment; Il a enfin vaincu Turgot, et la victoire n'a été dificile que parce que Voltaire a voulu qu'elle fût plus honorable. Aureste je l'ai pénétré, Voltaire n'ira point à Paris, mais il aime fort qu'on le presse d'y aller; Il voudrait joindre à la gloire l'éclat, mais il veut aussi prolonger sa vie, qui n'est que le sentiment continuel de sa gloire, et il comprend qu'un voiage à Paris qui l'obligerait à des efforts audessus de son âge, mettrait sa santé en quelque péril. Ce n'est pas qu'il ne soit encore plein de vigueur et de force, en deux mois, il a composé trois brochures, (Prix de la justice & de l'humanité, Comentaire sur Montesquieux, Nouvelle lettre à Made de Montaigu sur Shakespear. Il a fait deux tragédies, Agathocles, pièce froide, mais pleine, à ce qu'on dit, de sentiments nobles & dignes de la liberté républicaine que cet ouvrage fait aimer. Irène et Alexis, copie faible de la Berenice de Racine, mais où l'on trouve encor des morceaux dignes de la main qui traça les caractéres d'Alzire & d'Amenaide. Je vais vous domer une idée de cette piéce en deux mots. Vous verrés que l'exécution quelle qu'elle soit ne peut sauver les vices du plan.
Nicephore a usurpé le Thrône d'Alexis, Il a épousé Irene, Princesse du sang Royal, qui était destinée à ce jeune Prince. Alexis conspire pour venger ses affronts, recouvrer son Thrône & surtout Irene qu'il adore, & dont il est adoré. C'est le sujet du premier acte. Dans le second, la conspiration éclate, on se bat, la victoire se décide pour Alexis qui tue Nicephore de sa propre main, et qui revient couvert de gloire et yvre d'amour, mettre ses trophées, sa courome & son cœur aux pieds d'Irène. Voilà la piéce finie, mais il fallait encore trois actes, elle va donc recomencer. Or il faut que vous sachiés, mon ami, que cette Irène avait un père, qui dégouté de la cour, & plus ambitieux de la gloire du Paradis que des dignités de ce monde, s'était fait moine de st Bazyle. Il avait cherché dans ce monastère la paix de son cœur, Il en va sortir pour jetter le trouble dans le cœur des autres. C'était un uzage établi à Constantinople, que les femes des Empereur, ne se brûlaient pas à la mort de leur mari, come les femes des Indes, mais s'enterraient dans un couvent, come les maitresses des Roix de France. Irène se refusera-t'elle à une coutume aussi sage, & coment au mépris d'une loi si sainte, accepterait-elle la main du meurtrier de son mari, qu'elle n'avait jamais aimé, & qui l'épousa malgré elle. Ce sont cependant ces droits de Nicephore que le pére d'Irène fait valoir au sublime enthousiaste, sur le cœur de sa fille, & sa fille séduite, convaincuë, entrainée, jure malgré son amour de n'épouser jamais Alexis, sans lequel néanmoins elle déclare qu'elle ne peut vivre. Ce serment finit le 3e acte, et vous voiés qu'il finit encore la pièce, mais pour cette fois elle ne recomence pas; car les deux actes qui suivent ne sont plus que de froides conversations entre le moine et Alexis, celuici et Irene, jusqu'à ce que la malheureuse Princesse, ne pouvant concilier son père & son amant, ny se concilier avec eux et avec elle même, finit enfin par se tuer, au grand soulagement des auditeurs, et surtout de l'auteur qui ne savait plus qu'en fére. Cependant les marquis de Vilette & de Villevielle m'assuraient que Voltaire n'avait rien fait de mieux dans son bon temps; je n'en jugai pas come eux, mais me rapellai que Voltaire me disait une fois en parlant d'une Tragédie de Made du Bocage, Mon ami, il faut avoir des coui … pour faire une bone Tragédie; or à 84 ans on n'a plus de coui…. Il y a cependant de beaux vers dans cette piéce, car Ve en fait-il d'autres? mais point d'unité, point d'action, point de situations. Le serment d'Irène fait, tout est dit. Et dans le reste de la pièce, Alexis n'est qu'une faible Berenice qui veut toujours épouser, & Irène un plus faible Titus, qui voudrait épouser aussi, mais qui n'oze àcause du moine. Tout cela ne vous parait-il pas un rabachage bien fou? Cependant Ve est si engoué, si trompé par ce qui l'entoure, qu'il veut fère jouer cette pièce à Paris. Imaginés, mon ami, la force de cet home, il nous lut, il nous déclama cette tragédie entière avant le souper, soupa ensuite avec nous, folatra come un enfant jusqu'à deux heures après minuit, & dormit ensuite sept heures sans s'éveiller une seule fois. Aussi je lui disais, qu'il n'avait jamais comencé, et qu'il ne finirait jamais….
Il y a longtemps que je n'ai point écrit à Made Necker, mon rhumatisme m'a tourmenté. Mais je vis de son amitié, & de la gloire de Mr Necker. Adieu mon bon ami, aimés-moi bien, & pardonés moi ce radotage.
J'apprends que Voltaire est affligé de n'avoir pas des lettres de Made N. Le Prince de Gonzaga est devenu mon ami, il est plein d'esprit, d'imagination, il a surtout un cœur que j'adore. En voiant le portrait de Made de Vermenoux, il a conu qu'elle avait un grand caractère, il veut la conaitre, il en est digne, il va à Paris.
Le 4e Janvier [1778]
J'ai perdu vôtre adresse, ainsi j'envoie cette lettre à mr Coindet, donés la moi & un mot de vous fera part de ce que Voltaire fera.