1756-01-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Tronchin.

Je commence mon très cher confrère par vous souhaitter la bonne année, à vous, à madame Tronchin, à toutte l'aimable tribu Tronchin, et aux Comnenes.
Le tribunal assemblé chez mr Dargental, aime comme moy les deux frères Comnenes et leur rivalité généreuse. Il y a, disent ils, de la sagesse dans la conduitte, de l'intérest dans le sujet, des idées, du sentiment, des détails. Ils espèrent que celuy qui a été capable de faire cet ouvrage sera capable de le perfectionner. Ils veulent que la mère joue un personage plus nécessaire et plus grand. Ils disent que le Rôle de Nicephore soit plus imposant. C'est un tiran faible, disent ils, ce qui est souvent très vrai, mais jamais téâtral. Ils voudraient que la rivalité des deux frères produisit quelque effet frappant, quelque grand coup de téâtre. Ils demandent que le rôle d'Irene soit un peu plus soutenu. Ils exigent enfin qu'on lime un certain nombre de vers. Voyez mon cher ami si vous adoptez quelques unes de ces critiques, car c'est à vous à juger le jugement qu'on porte de votre ouvrage. Serez vous assez le maître de votre temps pour travailler un peu cet hiver? Nous reverrions ensemble la pièce au printemps. Cela nous amuserait tout deux et je tâcherais de mériter votre confidence. Je peux vous assurer qu'il ne faut pas abandonner un tel ouvrage. Il est susceptible d'un très grand succez. Le plus fort est fait. L'ordonance du tableau est achevée, il ne s'agit que de quelques touches. C'est un grand plaisir pour un peintre de repasser sur son ouvrage, de le revoir avec des yeux frais et de luy donner la dernière main. Employez à ce noble travail les longues soirées de l'hiver. C'est le moyen de les acourcir. Perfectionez un bel ouvrage dans le temps que les autres jouent à quadrille. Ce n'est pas mal employer son temps. Je vous demande en grâce de vouloir bien dire pour moy et pour me Denis les choses les plus tendres à Esculape Apollon Tronchin, et à mr Tronchin Boissier.

Mr le Beau a eü la bonté de m'envoier les cent bouteilles de Bourgogne dont vous m'aviez parlé. C'est à vous que je dois cette faveur, faites moy je vous en prie celle d'ordonner qu'on les retire de la douanne où elles sont en dépost et qu'on les mette dans votre cave en attendant que nous les buvions ensemble, tout indigne que j'en suis. Mr Durand chez mr Cathala est chargé de payer tout ce qu'il faudra. Je reviens à Constantinople. Je vous exhorte à ne pas abandonner Nicephore. Je vous embrasse tendrement et suis à vous pour la vie en vers et en prose.

V.

Eh bien Jeanne n'a pas fait tout le mal que je craignais. Le consistoire ne m'a pas excomunié, la Sorbonne ne m'a pas encor censuré, je ne suis pas tout à fait damné.