Du Samedi 3 Janvier 1756
A mon retour de la noce de Prangins j'ai trouvé, mon trés cher Maître, les nouveaux témoignages de votre amitié, souhaits de nouvel an que je vous rendrois & à la bonne nièce au centuple s'il étoit possible; & arrêt des Juges de Constantinople, accompagné de votre part de tout ce que le plus tendre intérest peut dicter.
Un examen du jugement est la chose dont je devrois le moins me mêler, mais vous le voulés, je le ferai, tel quel, avec la naiveté que vous me connoissés. L'ouvrage n'est certainement pas sans mérite puis que vous l'avés jugé en état d'être montré; mais j'ai trouvé les éloges qu'on lui donne trop poussés. Sans doute qu'ils auroient été renfermés dans de justes bornes si l'approbation du protecteur n'avoit augmenté l'illusion.
Je me joins à ceux qui auroient souhaité que la mère se fût rendue plus active; la hauteur de son caractère peut aider à faire trouver qu'elle promet plus qu'elle ne tient: Je ne sais si ce ne seroit point le cas de distinguer une action passive de l'action proprement ditte. Tant que sa fièrté, sécurité fondée sur la grandeur de ses fils ferme chés elle toute entrée à la crainte, elle n'a rien à faire: Dès qu'elle craint elle s'apprête à agir au moment qu'on l'arrête: Et c'est sa détention qui force les Comnenes à cet éclat qui fait la catastrophe. Soit manque de ressources dans le génie, soit que ce que je trouvois dérangeoit l'œconomie du tout ensemble je n'ai pu tirer plus de parti de ce personnage.
Il est vrai que le Tyran est un vieillard foible; mais cette faute, si c'en est une, a été réfléchie. Outre que j'en ai voulu peindre le tableau des couleurs de la nature & que je ne suis pas du sentiment qu'un Tyran foible ne sçauroit jamais être Théâtral, c'est sur le fonds de son caractère que porte presque toute la charpente. Sa foiblesse est ce qui rend les Comnenes redoutables & leur grand pouvoir en opposition à l'addresse des 2 Scythes leurs ennemis fait le pivot de l'intrigue, & conduit l'action à sa fin. J'ai voulu en même temps le faire servir de fonds aux figures que je voulois rendre vaillantes par leur fermeté.
Tout le coup de Théâtre que produit la rivalité des 2 frères est leur explication du 2d acte: Elle n'a aucun de ces effets frappans que l'on souhaiteroit: mais le triomphe de leur amitié que j'ai tâché de rendre pathétique ne fera t'il point un effet plus intéressant & plus durable que quelqu'une de ces grandes surprises de Théâtre qu'auroit pu me fournir une rivalité qui ne pouvoit entrer dans mon plan sans le renverser. Car à supposer à Comnene un autre caractère que celui que je lui donne pouvoit il, sans disparate, produire la dernière scêne pour laquelle tout le reste est fait?
Le rôle d'Irene pourroit sans doute être un peu soutenu; & la chose ne seroit pas difficile: ses discours à Nicephore lors qu'il veut la marier à Sinadène ont certainement plus de consistance que ceux que sa crainte pour son mari lui fait tenir ensuite à sa belle mère lorsqu'elle tremble pour les jours d'Alexis. Mais cette crainte où la jette un intérest capital (& que je crois par cela même dans la nature) je l'ai regardée comme un heureux artifice pour la soutenir dans le spectateur & l'accroitre jusqu'à la catastrophe. Elle me servoit en même temps à faire sortir le caractère de Dalassene.
Je ne parle pas des vers, c'est de la cire molle dont il est aisé de repaitrir les morceaux qu'on jugera en avoir besoin; Il n'y a qu'à les indiquer.
Je finirai ma confession de foy que je soumets au futur concile par une seule observation. C'est qu'il est aisé à des génies féconds d'imaginer du mieux; mais que souvent lors qu'il s'agit de l'adapter à un tissu dont la combinaison a été calculée, on est réduit à l'abandonner à cause du désordre qu'il jette dans l'œconomie générale de l'édifice. Gardés vous bien de prendre mes réflexions pour un sentiment, encor moins pour un plaidoyer en faveur d'un ouvrage que je ne m'aviserois pas de défendre contre des lumières infiniment supérieures aux miennes; amusement d'un loisir que je n'ai plus, il reposoit depuis bien des années dans le portefeuille dont votre amitié pouvoit seule le tirer: vos tendres encouragemens m'y feroient encore consacrer et avec volupté le peu de momens que mes occupations me laissent si des demandes moins vagues me fournissoient des idées que j'avoue qui ne me viennent point. Que ne suis je à portée de puiser dans votre oppulente source? je ne serois pas si embarassé de satisfaire aux désirs de votre ami dont les soins plus qu'obligeans méritent ma parfaite reconnoissance comme depuis longtemps je lui ai voué mon respect sans qu'il le sache.
Somme toute je serai très empressé à rendre l'ouvrage digne des auspices sous les quels il s'annonce; mais plus tôt que d'y faire des corrections qui tentées, invita Minerva, en augmenteroient peut être les fautes, ne nous faisons aucune peine de le faire rentrer dans le secret au quel il étoit destiné.