Potsdam, ce 18 novembre 1774
Ne me parlez point de l'Elisée: puisque Louis XV y est, qu'il y demeure.
Vous n'y trouveriez que des jaloux: Homere, Virgile, Sophocle, Euripide, Thucidide, Salluste, Ciceron et Demosthene, tous ces gens ne vous verroient arriver qu'à contre-coeur; aulieu qu'en restant chez nous, vous pouvez conserver une place que personne ne vous dispute, et qui vous est due de bon droit. Un homme qui s'est rendu immortel n'est plus assujeti à la condition du reste des hommes; ainsi vous vous êtes acquis un privilège exclusif.
Cependant comme je vous vois fort occupé du sort de ce pauvre Tallonde, je vous envoye une Lettre de Paris qui donne quelque espérance. Vous y verrez les termes dans lesquels le vice-chancelier s'est exprimé, et vous verrez en même temps que Mr de Vergenne se prête à la Justification de l'innocence. Cette affaire sera suivie par m. de Goltz, et j'espère àprésent que ce ne sera pas en vain, et que Voltaire le Promoteur de cette oeuvre pie en recevra les remercimens de Tallonde et les miens. Si je ne vous croyois pas immortel je consentirois volontiers à ce que Tallonde reste jusqu'à la fin de son affaire chez vôtre Nièce mais j'espère que ce sera vous qui le congédierai.
Votre lettre m'a affligé. Je ne saurois m'accoutumer à Vous perdre tout à fait, et il me semble qu'il manqueroit quelque chose à notre Europe si elle étoit privée de Voltaire. Que vôtre pouls inégal ne vous inquiète pas; j'en ai parlé à un fameux Médecin anglois, qui se trouve actuellement ici, qui traite la chose de bagatelle et qui dit que vous pouvez encore vivre longtems. Comme mes voeux s'accordent avec ses décisions, vous voudrez bien ne pas m'ôter l'espérance qui étoit le dernier ingrédien de la boëte de Pandore. C'est dans ces sentimens que le Philosophe de Sans-Souci fait mille voeux à Apollon comme à son fils Esculape pour la Conservation du Patriarche de Ferney.
Federic