5e May 1768, à Ferney
Mon cher ami, je suis comme vous, je songe toujours à Eudoxie.
Je vous demande en grâce de ne vous point presser. Je vous conjure surtout de donner aux sentiments cette juste étendue nécessaire pour les faire entrer dans l'âme du lecteur, de soigner le stile, de le rendre touchant; que tout soit dévelopé avec intérêt, que rien ne soit étranglé, qu'un intérêt ne nuise point à l'autre; qu'on ne puisse pas dire, Voilà un extrait de tragédie plutôt qu'une tragédie; que le rôle de l'ambassadeur soit d'un politique profond et terrible, qu'il fasse frémir, et qu'Eudoxie fasse pleurer; que tout ce qui la regarde soit attendrissant, et que tout ce qui regarde l'Empire Romain soit sublime; que lecteur en ouvrant le livre au hazard, et en lisant quatre vers soit forcé par un charme invincible de lire tout le reste.
Ce n'est pas assez qu'on puisse dire, cette scène est bien amenée, cette situation est raisonable; il faut que cette scène soit touchante, il faut que cette situation déchire le cœur.
Quand vous mettrez encor trois ou quatre mois à polir cet ouvrage le succez vous paiera de toutes vos peines. Elles sont grandes, je l'avoue, mais le plaisir de réussir pleinement auprès des connaisseurs vous dédommagera bien.
Vous vous amusez donc toujours de Pandore? Je conçois que l'époux soumis et facite, est un vrai parisien, et qu'il ne faut pas faire rire dans un ouvrage aussi sérieux que le péché originel des Grecs.
Comme j'en étais, je reçois votre charmante Lettre du 29 avril. Elle a beau me plaire, elle ne me désarme point. Voicy ma proposition. C'est que vous vous remplissiez la tête de toute autre chose que d'Eudoxie pendant trois mois; que vous y reveniez ensuite avec des yeux frais, alors vous pourez en faire un ouvrage supérieur. Tenez la prête pour l'impression dès que quelqu'un des quarante passera le pas, et vous serez mon cher confrère ou mon successeur.
Mandez moi, je vous en prie, comment il faut s'y prendre pour vous faire tenir un petit paquet qui ne vous coûte rien. Bonsoir mon très cher et très aimable ami.