18e May 1768 à Ferney
Il n'y a pas de milieu, mon cher ami; vous le savez, vous le voiez, vous en convenez; il faut que l'amour domine ou qu'il soit exclus.
Tous les dieux sont jaloux et surtout celui là. C'est bien lui qui demande un culte sans partage. Vous pouvez faire d'Eudoxie une Tragédie vigoureuse et sublime en vous contentant honnêtement de peindre la veuve d'un Empereur assassiné, une fille qui voit mourir son père, une mère qui tremble pour son fils. Encore une fois celà est beau, celà est grand et ceux qui aiment la vénérable antiquité vous en sauront beaucoup de gré. Mais vous êtes amoureux, mon cher ami, et vous voulez que vôtre héroïne le soit; vous avez dit, Faciamus Eudoxiam ad imaginem nostram. De tendres cœurs vous ont encouragé; vous avez voulu mêler l'amour au plus grand et au plus terrible intérêt. Sancho Panca vous dirait qu'on ne peut pas ménager la chèvre et le choux.
Si vous voulez absolument de l'amour changez donc une grande partie de la pièce mais alors je vous avertis que vous retomberez dans le commun des martirs, que vous vous privez de tous les beaux détails, de tous les grands tableaux que vôtre ouvrage comportait.
Je penserai toujours que vous pouvez faire un rôle admirable de l'ambassadeur; il peut, et il doit faire trembler Eudoxie pour son fils; c'est là la véritable politique d'un homme d'Etat de faire craindre un meurtre qu'il n'aurait pas même intention de commettre. Je ne vois pas trop quel intérêt aurait ce Genséric de conserver le fils de Valentinien; mais il a certainement un très grand intérêt de déterminer Eudoxie à se joindre à lui par la crainte qu'il doit lui inspirer pour la vie de son fils. Rien n'est si naturel, et surtout dans un barbare tel que Genséric; l'histoire en fournit cent éxemples. Je ne me souviens plus quelle était la femme qui défendait sa ville contre des assiégeants qui étaient déjà sur la brèche, et qui lui montraient son fils prisonier, prêt à périr si elle ne se rendait pas; elle troussa bravement sa cotte, Voilà, dit elle, qui en fera d'autres.
Je vous demande en grâce de me faire tenir vos commentaires sur Pindare quand ils seront imprimés.
A l'égard de la musique d'opéra, mon cher ami, il faut du génie et des acteurs, ce sont deux choses peu communes. Ne doutez pas que je ne fasse pour le péché originel tout ce que vous croirez convenable; nôtre aimable musicien peut m'envoier tous les canevas qu'il voudra, je les remplirai comme je pourai, bien persuadé que le pauvre diable de poëte doit être l'esclave du musicien comme du public.
Je vous remercie tendrement de votre acharnement pour Pandore, mais aiez en cent fois plus pour Eudoxie, ne l'oubliez que deux mois pour la reprendre avec fureur, soiez terrible et sublime autant que vous êtes aimable.
Je vous envoie une fadaise à l'adresse que vous m'indiquez. Je vous envoie cette Lettre en droiture afin que vous soiez averti.