1768-04-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Vous demandez, mon cher ange, qu'on vous ouvre son cœur, et quand on vous l'a ouvert à deux battans, vous ne dites pas un mot à l'ouvreur de loge.
Je ne vous ai point parlé de l'avanture de Laharpe, qui je crois n'est guères connu de vous, et à qui d'ailleurs je ne veux point faire de peine, et qui n'a jamais eu intention de me nuire, quelque tort qu'il ait pu avoir avec moi. Il est jeune, il est pauvre, il est marié; il a besoin d'apui, je n'ai pas voulu lui ravir vôtre estime.

Je souhaitte que made Denis vive heureuse à Paris, et je veux mourir dans la solitude. Le fanatisme est si violent dans certaines têtes; la persécution contre les gens de Lettres se déclare si ouvertement, que je veux que made Denis soit à Paris pour repousser les coups de la calomnie, et pour empêcher qu'on ne m'attribue les ouvrages de Chevrier, de l'ex-capucin Maubert, de l'ex-théatin Laurent, de l'auteur du Catécumène, de celui du militaire philosophe, de celui des trois imposteurs, et de tant d'autres dont l'Europe est inondée; mon nom vient malheureusement sur le bout de la langue plutôt que ceux de ces messieurs. Cela seul est capable de perdre un homme. Vous savez qu'on a cent oreilles pour la calomnie, et à peine une pour la justification d'un accusé. Il faut du moins qu'on me laisse mourir en paix; vous savez que c'est la seule grâce que je demande.

Aureste, vous ne m'avez point répondu sur une Lettre de change de quarante écus que je vous ai envoiée. Vous êtes tout juste le contraire de Mr le Mal De Richelieu; il n'envoie point de Lettre de change, et vous ne faites pas semblant d'en recevoir.

On m'a mandé que vous aviez été fort content de la Tragédie de mr De Chabanon; pour moi je lui ai dit la vérité. Je l'aime trop pour n'être pas très fâché s'il fait imprimer cet ouvrage dans l'état où il est.

Dieu merci, la santé de made D'Argental va donc toujours de mieux en mieux, et il y a tout lieu d'espérer qu'elle jouïra très longtemps d'une vie très heureuse. C'est une grande consolation pour moi de savoir qu'à la fin la nature n'a plus de tort avec elle.

Je reviens aux articles de vôtre Lettre du 26 Mars, où vous me parliez de Babilone et d'un malheureux chevalier. Je vous ai envoié tout ce que je savais de Babilone par Mr Jannel. Mais nulle réponse sur ce qui se passe vers l'Euphrate ni de mr Jannel ni de vous.

Je ne sais rien du malheureux chevalier, et je n'en saurai rien que quand des paquets de Hollande, qui sont toujours trois mois en chemin seront arrivés, alors je vous en rendrai un compte fidèle. Comptez, mon très cher ange, sur mon éxactitude autant que sur les sentiments qui m'attachent à vous depuis soixante années; car vous savez que je vous ai aimé depuis vôtre enfance, comme je vous aimerai jusqu'au dernier moment de ma vie.

V.