1768-07-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Mr Dubuisson n'est point encor venu, ma chère nièce, mais j'ai reçu vôtre Lettre du 16e juillet.
Si nous avions, vous vingt cinq ans et moi quarante il serait fort doux de passer l'hiver à Paris et les trois autres saisons à Ferney; mais il ne me faut plus qu'un tombau, et à vous une société consolante et des secours prompts pour vôtre santé qui commence à se déranger. Vous croiez à la médecine, Joli en qui vous aviez confiance a quitté cette profession pour la perruque de conseiller. Il n'y a plus à Genêve de médecin, et bientôt il n'y aura plus de chirurgien. Pour moi je me passe à merveille de tous ces messieurs, j'ai vécu sans eux et malgré eux 74 ans; je mourrai très bien de même. Tous les lieux me sont égaux pour finir ma carrière. Il ne me faut qu'un bon feu en hiver, et quelques prairies en Eté. S'il n'avait été question que de moi je n'aurais jamais bâti Ferney. Le mieux qu'on puisse faire est de le vendre au plutôt, pourvu qu'on en donne de quoi vous faire toucher sur le champ une somme considérable. Celà vous procurerait tout d'un coup toutes les commodités de la vie, en attendant vos rentes sur mr le Duc De Virtemberg et sur mr L'Electeur Palatin, qui sont assurées de la manière la plus juridique, et qui vous seront paiées par des fermiers de trois mois en trois mois. L'arrangement que j'ai fait pour moi ne sera consommé que dans deux ans, mais tout est en sûreté, tout est net et clair; je ne dois prèsque rien, et on me doit beaucoup.

Mr D'Hornoy ne m'a point fait savoir s'il faut une procuration en forme, ou une simple prière de signer le compte de mr De La Leu. Je pense qu'il faudrait plutôt savoir simplement si mr De La Leu me doit quelque chose; car peut être après avoir rendu son compte ne voudrait-il plus avoir l'embarras de se charger de mes rentes. Je ferai sur celà ce qu'on voudra. Conférez en avec vôtre neveu. Je le prie instamment d'éclaircir l'affaire de mr De Maulevrier. C'est mr De Maulevrier le fils qui doit deux mille livres de rente, et qui n'a point paié depuis dix années. Il est très riche par son mariage, et fort en état de paier. C'est son père dont le bien est en direction, mais il ne me doit rien.

Je crois que le procureur boiteux poura très bien faire paier Mr De Maulevrier comme il a fait paier mr de Lezeaux.

Ce sont encor des ressources pour vous et pour moi en attendant le tems où les arrangements pris avec mr le Duc de Virtemberg auront leur éxécution.

Je prie Mr D'Hornoy de vouloir bien s'instruire de cette petite affaire, et d'engager mr De La Leu à faire réponse à ma dernière Lettre, ce qui n'est pas trop aisé.

Après ce fatras de mes affaires temporelles, il faut dire un mot des affaires de griffonage. J'ai bien peur que d'Amila ne se trompe quand il dit qu'on lui rendra son paquet. Il est vraissemblable qu'on ne le lui rendra point, puisque depuis deux mois on ne l'a point rendu. C'est tout ce qu'il pourait esperrer s'il était l'intime ami de mr De Sartines. Il doit savoir combien cette affaire est délicate. Je ne devais pas y être mêlé. Il y avait trois petits paquets, l'un qui ne contenait pour vous qu'une Lettre indifférente non signée; les deux autres pour d'Alemb. et pour Damila, contenants je crois des ouvrages suspects qu'un correspondant de Genêve leur envoiait par cet étourdi de Delorme. Je crois que parmi ces livres il y avait une princesse de Babilone, ce qui pourait donner lieu de soupçonner que j'ai part aux autres ouvrages. Ces soupçons seraient à la vérité mal fondés, mais enfin on les aurait. Vous pouvez être sûre que mr De Sartines rend compte de tout. La sécurité de ce pauvre D'Amila donne de l'epouvante.

Je ne sais si mr De Chimêne qui était ami de mr De Sartines pourait le sonder en général sur mon compte, en se gardant bien de lui dire de quoi il est question; et en s'en gardant d'autant mieux, qu'il ne faudrait pas le dire, même à Mr De Chimène. Mr De Chabanon pourait aussi beaucoup servir. Mr De Sartines l'aime et pourait lui dire si cette affaire est assoupie. Le mieux serait peut être de vous ouvrir à Marin.

Il me parait bien ridicule de m'imputer la foule inombrable de brochures que Marc Michel Rey imprime, tandis que je passe, comme vous savez les jours et les nuits à finir le siècle de Louïs 14 et celui de Louïs 15. Je puis vous assurer que cet ouvrage sera utile à quiconque aime la vérité, la patrie et le Roi. Je vous l'aurais déjà envoié s'il n'avait plu à Cramer d'aller voiager uniquement pour son plaisir dans le tems que je me tue le corps et l'âme pour ses beaux yeux. Il est vrai pourtant que ce n'est pas pour lui précisément que je travaille.

Vous ne vous souciez guerres, je crois, des colimassons. Cependant j'ay coupé la tête à plusieurs de ces messieurs et ces têtes sont revenues. Comment a t'on ignoré ce prodige depuis qu'il y a des colimassons dans le monde? comment des têtes reviennet elles?

Adieu, je vous embrasse vous et les vôtres.

V.