1768-07-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

On a reçu les deux Lettres du 3 et du 5 juillet.
Le solitaire vous en remercie bien tendrement. C'est un grand malheur que nôtre ami D'Amila. soit actuellement malade. Il aurait pu se faire informer de ce qu'est devenu le petit paquet qu'un correspondant de Genêve lui envoiait et que cet étourdi de De Lorme a laissé saisir si sottement à la douane des pensées.

Le solitaire ne sait ce que contenait ce petit paquet. Il sait seulement que D'Amila avait souvent écrit pour l'avoir, et que le genevois n'avait jamais voulu le lui envoier par la poste. Ce genevois avait pris la précaution qui parait la plus sûre, et c'est par cette précaution même que le paquet a été perdu. Tout est dangereux dans ce monde jusqu'à la prudence.

On craint bien d'avantage pour le paquet de Mr Neker, comme on l'a déjà dit. Cet homme n'est pas heureux en avantures.

On croit toujours que Briasson peut faire rendre les lettres adressées à made Denis et à Mr D'Hornoy, mais on pense aussi que Marin peut servir bien d'avantage, et mettre plus au fait de tout, suposé que Neker ait été aussi malheureux que De Lorme.

En vérité, il faut que le savoiard ne soit fait que pour ramoner les cheminées puisqu'il a envoié les lettres qu'il a eù la bétise d'écrire, et les réponses aussi mesurées et aussi assommantes qu'on lui a faittes. Il était impossible que la petite assemblée où l'on prétend que ces lettres furent lues ne donnât gain de cause au solitaire; mais je doute encor qu'il ait osé envoier ces Lettres. La réponse dont j'ai gardé copie, est à mon gré si chrétienne et si philosophique, et tout à la fois si fière et si modeste; elle porte si hautement le caractère d'un homme qui instruit celui qui se croit fait pour instruire; enfin, elle me parait si bien à tous égards, que je suis prèsque sûr que ce ramoneur n'a osé la montrer. Je suis entièrement en repos de ce côté là, mais je ne le suis point du tout sur Delorme et sur Neker.

Celui qui a joint aux Lettres qui étaient pour vous un paquet pour D'Amila, a été trop faible sans doute, de se laisser vaincre aux empressements redoublés de ce pauvre d'Amila qui a demandé pendant trois mois des rogatons dont il n'a que faire.

Vous éprouverez ma chère amie de terribles chaleurs si vous allez en Picardie au mois d'aoust. Il vaudrait mieux peut être y aller en septembre, et revenir avec vôtre sœur. Vous vous gouvernerez suivant le temps, c'est ainsi qu'on en use par tout. Pour moi je ne crois pas que ma mauvaise santé me permette d'aller chez l'Electeur palatin; je n'ai promis que sous condition. L'état où je suis ne demande plus que la solitude. J'ai fait fermer à double tour la grande porte du châtau. Je n'ai plus de consolation que dans mes travaux et un peu de lecture. La philosophie me fait suporter la vie, et les sentiments que vous me conservez me la font prèsque aimer. Je me prépare au dernier passage en regrettant très peu de choses, et en vous regrettant infiniment.

J'écrirai à Mr D'Hornoi et à Mr De Laleu dès que j'aurai un moment à moi. Je vous embrasse de tout mon cœur.