1771-06-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Marie François de Paule de Dompierre d'Hornoy.

Mon cher seigneur d’Hornoy, mes souffrances, et la perte prèsque entière de la vue, n’ont pas fait de moi un correspondant bien éxact.
J’ai bien recommandé à Made Denis de vous dire combien je m’intéresse à vous, à vôtre situation, à tout ce qui vous regarde.

Vous avez eu sans doute beaucoup d’affaires. Ce n’est pas peu de chose qu’une terre à bien gouverner; car en tout genre le bon gouvernement est très difficile. J’en sais des nouvelles par les établissements que j’ai faits dans ma petite colonie naissante. Il y a dix sept ans que je vis dans mes déserts. J’ai cherché à les rendre moins sauvages, à augmenter la population, et à y faire naître quelques arts. La révolution qui est arrivée m’a été un peu funeste. Il faut bien que les particuliers souffrent toujours des secousses générales. Je fesais le bien, j’avais beaucoup entrepris, et j’ai beaucoup perdu. Il n’y a guères de jour dans la vie où l’on n’ait besoin d’un peu de patience. Vous l’éprouvez, et vous faittes usage de vôtre philosophie.

Avez vous madame d’Hornoy avec vous? Nous sommes prêts à réparer le petit accident qui l’a privée de ses pastels. A qui voulez vous qu’on les adresse à Paris afin qu’ils vous parviennent plus sûrement?

Nous avons eu un mois de may très chaud, et nous avons un mois de Juin très froid. Mandez nous si vôtre Picardie est aussi maltraittée que nôtre Suisse. Nous manquons de bled absolument, nous sommes dans la plus extrême disette de toutes choses, et nous craignons pour la prochaine récolte. Voilà les véritables fléaux. Celui qui me fait le plus de peine est d’être séparé de vous. Je me joins à madame Denis pour vous assurer, vous et Madame vôtre femme de mon sincère attachement. Portez vous bien l’un et l’autre; vous n’avez devant vous qu’un avenir agréable.

V.