1769-05-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Eh bien, ne voilà t-il pas que les marauts de Collonge ont encor ouvert et saisi le ballot des livres à vous apartenants lequel vous était envoié de vôtre château à Paris.
Vantez après cela ma chère nièce la liberté et les agréments d'un païs où le moindre commis peut vexer insolemment les plus honnêtes gens et les meilleurs citoiens.

Vous aviez fait, à ce qu'on m'a dit, venir de vôtre bibliothèque tous mes ouvrages avec plusieurs petits livres qui ne sont pas faits pour être d'un usage public, mais qu'il n'est pas déffendu de garder chez soi. Les coquins de Collonge n'ont pas manqué de donner avis à mr Le chancelier de leur capture, et de m'imputer tout ce qui est dans vôtre caisse. On enverra sans doute le ballot à Mr Le chancelier. Il est trop juste, et c'est un homme d'un esprit trop supérieur pour ne pas vous faire rendre des effets qui vous apartiennent et dont vous ne pouvez abuser. Quand le ballot sera arrivé, je ne doute pas que Mr Lefevre ne termine aisément cette affaire.

Il en a eu une plus désagréable pour les deux frères et il a été un peu tansé; mais on lui a envoié un avertissement très mesuré, très sage, et qui doit désarmer tout le monde. Le jeune auteur des deux frères doit publier à ce qu'il dit, son ouvrage avec cette préface contre laquelle personne ne poura murmurer. La pièce fera toujours le bien que l'auteur a eu en vue qui est d'inspirer la morale la plus pure, et la tolérance la plus sage. Il m'a écrit qu'il envoiait de Lyon aux anges sa pièce à laquelle il a refait une centaine de vers, et il y a joint cette préface honnête dont je vous parle. Le Fevre poura fair imprimer le tout, et en partager le profit avec Le Kain.

Je vous prie de me mander si vôtre neveu va à Hornoy, ou s'il passe son tems à juger.

Si vous voulez des nouvelles du malheureux païs de Gex. Vous aprendrez que le mont Jura est encor couvert de neige; qu'il fait froid comme au mois de Janvier; que Versoi n'avance guères; qu'il n'y aura prèsque point de récolte cette année; que Rieu vient d'acheter à bon marché un très joli domaine dans le mandement auprès de Meyryn; que Geneve est devenue la plus triste ville de l'Europe; que je vis toujours dans la plus profonde solitude avec une très mauvaise santé, et que je n'ai guères de consolation que dans les tendres sentiments qui m'attachent à vous pour le peu que j'ai encor à vivre.

V.

Je vous prie instamment de tirer de Lefevre qui sont les prétendus magistrats qui ont trouvé les deux frères si pernicieux. Ces magistrats sont de pauvres magisters.