1767-03-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Frédéric Jacques Masson, marquis de Pezay.

Je vous répondrai, Monsieur, ce que j'ai répondu à Mr Dorat, que je ne connais en aucune manière les vers dans lesquels il est maltraitté; que personne au monde ne m'a rien écrit sur ce sujet; et j'ajoute que je consens que vous me regardiez comme un malhonnête homme si je vous trompe.
Je vous dirai plus; je n'ai jamais montré à Ferney ni les vers que mr Dorat avait faits contre moi, n'i aucune des Lettres qu'il m'écrivit depuis, et dans lesquelles la bonté de son cœur réparait par son repentir le tort que son imagination m'avait pu faire. Je n'ai pas seulement laissé voir la jolie épitre qu'il vient d'adresser à sa muse. Je Je me suis contenté de goûter la satisfaction de voir avec combien de grâces il guérissait les blessures qu'il avait faittes.

Ni made Denis, ni mr et made Dupuits, ni mr et made de la Harpe qui sont chez moi depuis quatre mois, ni mes deux neveux conseillers au parlement et au grand Conseil, n'ont vu aucune de ces pièces. Les affaires qui regardent Rousseau sont icy trop sérieuses pour qu'elles pussent être des sujets de pure plaisanterie, et de plus, Monsieur, ces plaisanteries étaient trop cruelles pour qu'elles servissent de matière à nos conversations. Mr Dorat sans me connaitre m'avait traitté de boufon dans son avis aux sages. Il m'avait exposé aux rigueurs du gouvernement en disant qu'on a brûlé des ouvrages qu'on m'attribue. Il finissait enfin par dire QU'IL FALLAIT AVOIR DES MŒURS.

Des outrages si odieux ne devaient pas être manifestés par moi même; j'aurais trop rougi devant la petite fille du grand Corneille, devant mes amis et devant ma famille. J'ai dévoré toujours cette injure, et j'ai caché aussi la rétractation.

J'aurais souhaitté sans doute que mr Dorat rendit cette rétractation publique, comme l'outrage l'avait été. Cette réparation publique était digne d'un homme qui a le cœur bon et sensible, et qui voit qu'il a été trompé, qui revient de son illusion et qui corrige avec une noblesse courageuse l'erreur où il est tombé.

Si quelque homme de Lettres de Paris, indigné du tort que l'avis aux sages pouvait me faire dans la situation critique où se trouvent aujourd'hui les gens de lettres, a repoussé les injures par des injures, si ne sachant pas que mr Dorat avait réparé entièrement son tort avec moi, il s'est laissé emporter à un zèle indiscrêt, je désavoue ce zèle, et je vous jure sur mon honneur que je n'en ai rien apris que par Mr Dorat lui même.

Vous sentez bien que si j'avais écouté les premiers mouvements de mon cœur ulcéré, rien ne m'aurait empèché de faire le public juge de ce différent, et que je pouvois me servir des mêmes armes qu'on avait emploiées contre moi, mais je n'en ai pas même eu la pensée, et il est impossible que cette idée me soit venue après les Lettres de mr Dorat, qui m'ont touché sensiblement, qui m'ont fait tout oublier, et qui m'ont inspiré le désir d'avoir son amitié.

Voilà, Monsieur, la vérité la plus entière et la plus éxacte. Mr Dorat doit voir quels fruits amers produisent de pareils écarts. Toute satire en attire une autre, et fait naître souvent des inimitiés éternelles. Mr De Pompignan attaqua tous les gens de lettres dans son discours à l'académie; il en a été paié. Je ne connais aucune satire qui soit demeurée sans réponse. Les familles, les amis entrent dans ces querelles, c'est le poison de la littérature. J'ai combattu hardiment dans cette arêne, et je n'ai jamais été l'agresseur. Mais je vous jure encor une fois que, dans cette affaire cy je ne me suis pas seulement deffendu. Je vous répète que j'ai été trop content du repentir de mr Dorat pour avoir sur le cœur le moindre ressentiment. Vous pouvez en croire un homme qui n'a pas la réputation de déguiser ce qu'il pense, qui n'a nulle raison de le déguiser, et qui d'ailleurs est dans un âge où l'on voit de sang froid tous ces petits orages de la société qui tourmentent vivement la jeunesse.

Je vous parle avec la plus grande franchise. Soiez très sûr encor une fois que je n'ai entendu parler des vers contre Mr Dorat que par vous et par lui. Cette affaire est très désagréable, et je n'en suis consolé que par les assurances que vous me donnez de vôtre amitié et de la sienne.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, avec les sentiments les plus vrais et les plus tendres, vôtre très humble et très obéïssant serviteur,

V.