1766-12-29, de Claude Joseph Dorat à Voltaire [François Marie Arouet].

M. De Pezay m'a communiqué, Monsieur, la Lettre où vous vous plaignez de moi.
Je n'étois pas à me repentir de la plaisanterie indiscrette qui m'est échappée, au sujet de votre démêlé avec M. Rousseau; mais la modération de votre procédé, et le moïen honnête dont vous vous êtes servi pour m'instruire de votre mécontentement, ont fait sur moi la plus vive impression. Ce qui ne me paraissoit qu'une imprudence, avant votre Lettre, m'a semblé depuis, un tort réel, et votre conduite, à mon égard, m'inspire pour vous, Monsieur, un sentiment de plus, celui de la reconnaissance. Voilà comme un grand homme se vange d'un étourdi; et je vous promets que c'est vraiment me punir, que de m'abandonner à mes propres reproches. Ne croyez pas cependant que mon coeur ait été, dans tout ceci, le complice de mon imagination. Si l'une a des écarts l'autre a des principes: daignez y lire; vous y trouverez tout ce que l'on doit à vos sublimes talens, l'estime et l'admiration. Oüi, Monsieur, J'ai le courage de vous pardonner votre étonnante supériorité, et Je suis amoureux de votre gloire, parceque Je le suis de mes plaisirs. Comment, pensant ainsi, ai-je un tort avec vous? C'est une inconséquence inexplicable. Il est des instants de délire, où tout se montre à nous sous un faux Jour, où l'on s'abandonne presqu'involontairement à des idées que l'on désapprouve l'instant d'après. Je ne sçais par quelle fatalité on est toujours entraîné, quand il s'agit de faire une sotise. Tel est l'Esprit humain, et c'est à sa faiblesse que vous sçavez mesurer votre indulgence: Je la réclame toute entière; et comme J'ose compter un peu, mon apologie ne roulera que sur un article. Vous m'accusez de vous confondre avec M. Rousseau. Ah! monsieur, si J'ai eu la maladresse de le faire croire, Je n'ai Jamais eu l'injustice de le penser. J'ai confondu vos noms qui, sans doute, ne devoient pas l'être, Jamais, vos talents, encore moins, votre personnel. Sans entrer dans le détail de sa dernière querelle avec l'honnête M. Hume, comment pourrois-je comparer un Cinique éloquent, mais orgüeilleux, et le plus cruel détracteur du genre humain, à ce génie consolateur qui, partant du point où il nous a trouvés, a donné du nerf à nos esprits, ouvert dans nos âmes de nouvelles sources de sensibilité, et porté avec courage le jour de la raison sur les ténèbres du fanatisme? Qu'il joüisse longtems du fruit de ses bienfaits: sa gloire doit être pure et tranquille. Il s'est placé trop haut, pour que l'Envie puisse Jamais l'atteindre; et l'acclamation de son siècle, le suffrage unanime de l'Europe, ont accéléré, pour lui seul, les honneurs tardifs de la postérité. A Dieu ne plaise que Je trouble Jamais ce concert de loüanges! Je le regarde comme le premier triomphe remporté sur l'injustice des hommes; et J'aime à penser qu'ils ne sont pas toujours Jaloux, cruels et persécuteurs.

Permettez, Monsieur, que Je revienne encore à l'objet de ma Lettre, qui est, non de justifier mes torts, mais de les réparer. Il me semble que mon coeur est soulagé, depuis qu'il s'est avoüé coupable; et J'éprouve un frémissement de plaisir en songeant que ce moment-ci peut devenir l'époque de votre amitié pour moi. Combien elle me seroit précieuse! avec quel soin Je la cultiverois! Je vous demanderois la grâce de vous importuner quelquefois de témoignages de ma reconnaissance. Peut être verriez vous avec quelque intérest le développement d'un coeur faible, mais honnête, et qui rassembleroit toutes ses forces pour sentir le prix de votre attachement et de vos conseils. Je m'apperçois que Je porte mes voeux trop loin; et suis, en attendant que vous réalisiez mon espérance, Monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur

Dorat
ruë de Vaugirard à L'ancienne académie

Pardon mille fois pardon, si étant indisposé, Je me suis servi d'une main étrangère. J'ai prié M. De Pezai, de vous faire tenir un triste Poëme didactique sur la Déclamation: c'est un art charmant, mais qui méritoit d'être chanté par vous.