1762-02-04, de Sébastien Dupont à Voltaire [François Marie Arouet].

Malgré le Rhume du Cerveau, le triple vingtième, la mauvaise saison, malgré cinq Enfans qui grandissent par végétation et sans penser; malgré tous les obstacles qui l'Empêchent de penser moi même, j'écris au mortel le plus pensant de la Terre.

Nos guerres sans victoire, ne vous intéressent pas. L'orage qui ménance une société dont les membres prêchent sans succèz, et trafiquent avec profit, vous est indifférent. Les morts des Princes, les disgrâces des Ministres, les ouvrages des Pédans, les critiques des sots beaux esprits, et les Traittés mourans sur l'Immortalité de l'âme, vous affectent comme les almanachs surannès. De quoi pui-je donc vous entretenir?

De vos ouvrages? au Cap de bonne espèrance on les lit. On les sçait par cœur au Japon: les grands, les belles qui les vaillent bien, les petits maitres maitres qui pensent valloir mieux, et les Erudits qui ne cèdent pas à ceux-ci, les dévorent à Paris. Ils Enrichissent les libraires de l'Europe. Les Anglois les traduisent dans le nouveau monde dans lequel leur soumission à vôtre méritte, nous vange de nôtre soumission à leur force: vous êtes sur le globe le seul homme raisonnable auquel on n'en ait point entendû parler: je ne vous en dirai donc rien, car ce que je vous en dirois, resteroit sans réponse.

Vous parlerai-je du Tems? le passé vous est prêsent, mais vous ne vous en souciez pas, et vous avez raison: Vous mettez le futur dans la même classe. Ce présent, cet être métaphysique et relatif qui s'écoule comme l'eau qui passe s'arrêtera pour vôtre gloire: arrêtez en la rapidité pour vôtre santé. Cette santé est un accident sans lequel les substances s'évanouissent. Que ce tems assiège encore vôtre corps aussi longuement que les Grecs ont assiègé Troye. Après ce répi, nous en demanderons un autre au destin; la place ne sera point prise pour vanger une perfidie; vous n'en étes pas capable, et si vous avez une Polixene vous la marierez de bonne foi.

Je m'apperçois que ma plume suit les dérèglemens de mon imagination. Il faut la rectifier et vous dire que je ne vous écris que pour vous assûrer que je vous aime, que je vous prie de le croire, que je n'oublierai jamais l'heureux tems où vous avez embelli ces tristes climats, que je le règrette ce tems charmant, et que la joüissance de votre liberté, ne vaut pas le plaisir que je sens à penser à vous dans mon esclavage.