J'ai l'honneur de vous envoyer, monsieur, une comédie qui ne peut guère avoir été jugée, faute d'avoir été entendue.
Vous avez des droits sur cet ouvrage, où j'ai tâché de saisir votre manière, comme un élève qui s'exerce sous les yeux de son maître. La pièce est écrite dans ce genre de vers que vous avez le premier introduits dans la comédie. Cette mesure plus difficile, parce qu'elle oblige plus que toute autre à la précision, doit, par cette raison là même, produire un effet plus agréable; mais si je me suis servi de vos pinceaux, il leur a manqué d'être conduits par votre main.
Les papiers publics, et quelques notes que vous trouverez au bas des pages, vous apprendront, monsieur, qu'une cabale ennemie, qui avait eu la maladresse de s'annoncer dès la veille de la première représentation, n'a jamais voulu permettre que la pièce fût écoutée tranquillement. Vous imaginez bien que je me suis souvenu de la comédie des Philosophes, et de ces vers de Virgile:
Je dois cependant savoir gré aux perturbateurs de spectacles, de n'avoir pas mieux déguisé leur animosité. Ce que j'ai observé de fort singulier, c'est que si la pièce eût encore été de ce genre que le public croit le mien, c'est à dire, très satirique et très mordante, elle aurait eu le plus grand succès. En effet, malgré le tumulte, le rôle entier du frondeur a été généralement applaudi: mais tout ce qui était nécessaire au développement de l'intrigue, tout ce qui avait paru finesse, élégance, ou grâce, n'a pas même été senti.
Que faire, monsieur, si le public me renvoie, malgré moi, à ce même genre qui m'a fait tant d'ennemis? Il faut, je crois, relire Molière, et tous les libelles qui furent faits contre lui; se bien pénétrer d'une vérité très importante, qui est que le modèle de la bonne comédie n'existe que dans les siennes, et tâcher d'imiter sa liberté et son courage. Je ne sais même si le théâtre n'exigerait pas aujourd'hui des traits plus hardis et des mœurs plus fortes. Le pinceau d'Horace eût été trop doux dans le siècle de Juvénal.
Je dois vous avouer, monsieur, que sur la foi de mon nom, je m'étais bien attendu au petit orage qui a troublé la représentation de ma pièce; mais j'étais consolé d'avance par les suffrages que j'ambitionnais le plus. Monsieur le duc et madame la duchesse de Choiseul avaient eu la bonté de m'entendre deux fois; madame la duchesse de Grammont avait eu la même indulgence: c'en était bien assez pour faire envie.
Il ne me resterait pas la plus légère trace d'humeur contre mes ennemis, si j'osais me flatter de réunir votre approbation à ces suffrages honorables. J'ai quelques anciens droits à votre bienveillance; j'ose croire que vous ne les avez pas oubliés: et je vous supplie de distinguer toujours dans la foule, mon respect, mon attachment et mon admiration.
4 juillet 1762