1764-08-09, de Charles Palissot de Montenoy à Voltaire [François Marie Arouet].

Ce serait, en effet, un malheur, monsieur, si j'étais à la fois brouillé avec les philosophes et les anti-philosophes.
Pour ces derniers, à la bonne heure. Je suis entièrement de l'avis de Guillaume Vadé et de Jérôme Carré, contre les ennemis de la raison et des lettres: mais, en homme d'honneur, je ne me crois point du tout brouillé avec les vrais philosophes. Je ne me lasse pas de vous redire, monsieur, que j'ai fait éclater mes sentiments pour vous dans tous mes ouvrages. J'ai toujours loué le président de Montesquieu, toujours rendu justice à m. d'Alembert; enfin, je n'ai parlé du citoyen de Genève, lui même, qu'avec les plus grands égards: c'en est assez, je crois, pour n'être pas regardé comme l'ennemi des philosophes.

Je sais bien que quelques uns de ces esprits, qui ne se plaisent que dans le trouble, n'auraient pas mieux demandé que d'occasionner un divorce entre nous, monsieur; mais, pour leur ôter bien vite toute espérance, je me suis hâté de faire la Dunciade; et je n'ai pas cru pouvoir donner une preuve plus sensible de mon antipathie éternelle pour les ennemis de la raison.

Il est vrai qu'en faisant profession de respecter et la bonne philosophie, et la véritable littérature, je ne me crois pas obligé à une estime aveugle pour tous ceux qui se piquent d'appartenir à l'une ou à l'autre. Je vous avoue, par exemple, qu'il m'est impossible de regarder Marmontel comme un bon poète, lorsque je lis ses tragédies et les vôtres. J'ai la même répugnance à regarder m. Diderot comme un philosophe, lorsque je me rappelle certaines épitres dédicatoires qu'il n'avait faites que pour me nuire, dans un temps où j'étais à la veille des plus grandes infortunes: ce qu'il savait parfaitement bien. Je ne voudrais pas soutenir (car on peut se tromper dans sa propre cause) que mon ressentiment ne m'ait conduit, peut-être, un peu trop loin; mais vous êtes sensible, monsieur, et je n'ai point à rougir en vous disant que je le suis aussi.

Quelque peine que j'aie à combattre l'opinion que vous semblez avoir de m. Diderot, je puis encore moins me résoudre à l'admirer comme littérateur. Je conviens qu'il a de grandes connaissances, quoique mal digérées et confuses; qu'il a de la hardiesse, quelquefois même de l'élévation dans l'esprit: mais il me paraît plein de faux enthousiasme, et presque toujours énigmatique. L'article encyclopédie, qui est de lui, dans ce grand dictionnaire, est, à ce qu'il me semble, un des plus mauvais de tout l'ouvrage. Son roman des Bijoux indiscrets est en même temps très ordurier, et, ce qui pis est, très ennuyeux. Ses deux comédies, dans lesquelles il peut y avoir quelques beautés, qui pourtant ne sont pas du genre, sont deux productions tristes, qu'il avait annoncées, dans leurs préfaces, avec un faste insupportable. Si le public avait eu le malheur de se familiariser avec de pareils drames, c'en était fait de vos chef-d'œuvres. Enfin, dans tous les ouvrages de m. Diderot, la somme du médicore et du détestable me paraît l'emporter de beaucoup sur ce qu'on peut y trouver d'estimable. Voilà mes sentiments que je vous confie, monsieur; ne vous en prenez qu'à vous même si vous les jugez trop sévères: je n'aurais pas été digne de vous admirer, si j'estimais tout le monde.

J'avoue cependant que j'aimerais encore mieux me réconcilier avec quelques-uns de ces messieurs, qu'avec de certains anti-philosophes. Mais, pour rien au monde, je ne voudrais admettre à ma communion les écrivains scandaleux, qui ont osé, dans une fougue imprudente, sapper tous les fondements de la morale et de nos devoirs naturels. Il est possible, à la vérité, que le fanatisme et la superstition ne soient pas moins horribles; mais les excès d'un parti ne justifient pas ceux de l'autre.

Telle est, monsieur, ma profession de foi, en vertu de laquelle j'espère que je me tirerai toujours d'embarras, quoique brouillé avec bien des gens. Je souhaiterais de tout mon cœur que les rêves de l'abbé de Saint-Pierre pussent se réaliser, du moins pour la république des lettres, et qu'il y êut un moyen d'établir une paix perpétuelle entre tous ceux qui cultivent les arts avec quelque distinction, et qui ont d'ailleurs des droits à l'estime des honnêtes gens. Ce serait pour le coup que les sots trembleraient, en se voyant isolés comme ils le méritent. Oh! qui si ce projet pouvait sortir de la classe des chimères, avec combien de plaisir j'irais chanter le Te deum à Genève!

P. S. Si vous persistiez à penser qu'en ne ménageant pas assez les différents partis, j'ai péché, du moins, contre la bonne politique, je prendrais la liberté de ne vous opposer qu'à vous même, en vous remettant sous les yeux ce que vous écriviez si judicieusement à m. le marquis Albergatti:

‘Un journaliste a observé que je n'étais pas adroit, puisque je n'épousais aucune faction, et que je me déclarais également contre tous ceux qui voulaient former des partis. Je fais gloire de cette maladresse. Ne soyons ni à Apollon, ni à Paul, mais à Dieu seul. Il y a des gens qui entrent dans un parti pour être quelque chose; mais il y en a d'autres qui existent sans avoir besoin d'aucun parti.’