1764-05-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François Marmontel.

Mon cher confrère, je n'ai eu chez moi Mr le comte de Creutz qu'un jour.
J'aurais voulu passer ma vie avec lui. Nous envoions rarement de pareils ministres dans les cours étrangères. Que de Welches, grand Dieu! dans le monde. Je vous avoue que je suis de l'avis d'Antoine Vadé, qui prétend que nous ne devons nôtre réputation dans l'Europe qu'aux gens de Lettres. Ils ont fait sans doute, une grande perte dans made de Pompadour. Nous ne pouvions lui reprocher que d'avoir protegé Catilina et le triumvirat; elle était philosophe. Si elle avait vécu elle aurait fait autant de bien que made De Maintenon a fait de mal. Mr le comte de Creutz me disait qu'en Suède les philosophes n'avaient besoin d'aucune protection; il en est de même en Angleterre, celà n'est pas tout à fait ainsi en France. Dieu ait pitié de nous, mon cher confrère. Mr De Creutz m'apporta aussi une Lettre du très philosophe frère d'Alembert. Dites, je vous prie, à ce très digne et très illustre frère, que je ne lui écris point, parce que je lui avais écrit quelques jours auparavant.

Vous devez avoir reçu un Corneille, vous en recevrez bientôt un autre. Cramer a un cahos à débrouiller, je ne me suis mélê en aucune manière des détails de l'édition; et je n'ai encor en ma possession qu'un éxemplaire imparfait que je n'ai pas même relu.

J'ai été très affligé de la Dunciade, ainsi que de la comédie des philosophes, mais j'ai toujours pardonné à Jérôme Carré les petits compliments qu'il a fait de temps en temps à maître Aliboron dit Fréron. Ce Fréron n'est que le cadavre d'un malfaicteur qu'il est permis de disséquer.

On dit que frère Helvetius est allé en Angleterre, en échange de frère Hume. Je ne sais si nôtre secrétaire perpétuel me conserve toujours un peu d'amitié. Les frères doivent se réunir pour résister aux méchans, dont on m'a dit que la race pullule. Frère Saurin doit aussi se souvenir de moi dans ses prières. J'exhorte tous les frères à combattre avec force et prudence pour la bonne cause. Adressons nos communes prières à st Zénon, st Epicure, st Marc Antonin, st Epictete, st Bayle, et à tous les saints de nôtre paradis. Je vous embrasse bien tendrement.

frère V.