1764-06-05, de Pierre Louis d'Aquin de Château-Lyon à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

J'ai reçu le Corneille.
Je suis très reconnoissant du don que vous m'en faites. Mais je possédois quelques jours avant, une autre Collection qui me flatte bien d'avantage:

Enfin, j'ai vos œuvres divines
Où chaque nuit dévotement
Je vais psalmodier matines,
Et sans dormir assurément.
Puis si-tôt que la jeune Aurore
Découvrira son front d'argent,
Avec rapidité de mon lit m'élançant,
Je reprendrai le livre encore.
Des muses c'est le rituel,
Et du bon goût c'est la boussole.
Mes beaux Esprits du Temps, allez tous à l'école,
Alles vîte trouver ce Génie immortel.
Il est mon maitre, il est le vôtre:
Courez chez lui connoître et son âme et son cœur;
Vous maudirrez alors le Calomniateur,
Et ce Fréron, parfois contrefaisant l'Apôtre,
Transmué naguère en Rameur
Et toujours au dessous du plus maussade auteur.
Du pauvre Aliboron l'impudente sequelle,
En poussant mille cris affreux
Contre le chantre aimé des Héros et des Dieux,
Redouble le mépris qu'on eut toujours pour elle.
De ridicules les couvrant,
A tout grédin, à tout profane,
Mon maitre en se divertissant
Attache les oreilles d'Ane.

A propos de Fréron, je commence par vous remercier, monsieur, de l'avoir mis aux galères. Tôt ou tard il faut que justice se fasse. Pour rendre la chaine complette, on ne pouvoit lui donner de plus dignes compagnons que l'Avocat Soret, que le prélat Guion, que le convulsionnaire Chaumeix, que le patriarche Gauchat, aux quels forçats, j'ajouterai, si vous le trouvez bon, et le récollet Hayer et l'atome du Rosoi et le manchot le Roi et le bègue Baculard et le paralytique Mangenot et le jurisconsulte Mannory.

Comme vous ne lisez point ce Fréron, vous ignorez que ce monsieur qui avoit tant décrié l' Hypermnestre de m. Le Mierre, vient de louer à toute outrance l' Idomenée du même auteur, pièce fort inférieure à celle de Crébillon, qui ne vaut rien. Je soutiens qu'un pareil éloge déshonore Le Mierre. Les gens de goût doivent bien mal penser à présent sur son compte, puisqu'il est certain que l' Aristarque des charniers ne prône dans ses vilains papiers que les ouvrages détestables.

M. Panckoucke m'a communiqué la réponse que vous avez eu la bonté de lui faire. J'ignorois absolument qu'il voulût réimprimer vos Romans philosophiques. Tant mieux pourtant si son édition est jolie et correcte. Ce Libraire est galant homme et vous a parlé de bonne foi: d'ailleurs il est garçon d'esprit et m. de Buffon n'a pas une médiocre estime pour lui. J'ai bien ri de votre mot excellent, qu'il faisoit la litière d'Aliboron. Panckoucke en a ri lui-même, car il entend raillerie. Il n'a montré qu'à moi votre lettre et m'en a demandé le secret que je lui tiendrai.

On donne jeudi 8 la première représentation de Cromwel, tragédie nouvelle. L'auteur s'appelle m. du Clairon. Quelques calomniateurs (car Paris en fourmille) l'avoient accusé d'avoir envoyé à Fréron une Lettre insipide sur vos Commentaires. M. du Clairon, je puis vous l'attester, connoit à peine Fréron et quoi que sollicité plus d'une fois par les satellites de ce grand homme pour aller prendre sa part des jolis diners qu'il donne souvent à ses Créatures, il a constamment refusé. Je soupçonne Fréron de s'être écrit cette lettre en sortant yvre de table. J'y reconnois son style, sa lourde Minerve et cela étoit digne d'être imprimé dans ses paperasses.

Vous ne sçauriez croire, monsieur, combien la farce monstrueuse du jeune homme a amusé le parterre. Je n'ai vu aucun drame, même le plus médiocre, essuyer pareil choc. Un éternuement parti des troisièmes loges a anéanti cette comédie à la première scène du troisième acte. Le fabricateur de cette parade est un intime de Fréron. C'étoit autrefois son garde-manche, mais par une révolution arrivée dans l'Ecurie d' Aliboron, cette place honorable a été donnée au sieur Colardeau. Vous ne serez pas fâché de sçavoir comment le cher Bastide, auteur du jeune homme, s'est déterminé à forger une Comédie en cinq actes et en vers. Son premier métier étoit de faire jetter deux fois par semaine quatre pages de morale moulée dans toutes les boutiques et toutes les portes cochères. Cela coûtoit deux sols. C'étoit instruire et plaire à bon marché. On dit que les garçons de boutîque et que les suisses eurent ordre au bout d'un mois de le refuser même gratis. Or ce m. Bastide plein d'un noble courroux contre les boutiques et les portes cochères conçut le dessein de devenir auteur dramatique. Quelques jours avant la représentation du jeune homme, il tenoit ces propos dans une maison: je rentrai chez moi un soir avec des idées qui se croisoient dans mon cerveau. J'ai fait des Romans me dis-je, pourquoi ne ferais-je pas des Comédies? L'un est tout aussi aisé que l'autre pour moi. Je me couchai. Avant de m'endormir je fis le plan d'une pièce. Le sommeil enfin me gagna. Le lendemain matin je me mis à l'ouvrage. Dix jours sufirent et ma pièce fut faite. Je la lus aux Comédiens, elle fut reçue d'une voix unanime; aussi est-elle excellente. Poinsinet, que vous avez vu à Geneve, va donner une petite comédie dont le titre est la Soirée à la mode. C'est un garçon rempli d'esprit qui vous aime et qui vous admire. Je suis fort lié avec lui. Quelqu'un lui demandoit un jour en ma présence s'il n'avoit point vu un mauvais petit libelle qui couroit contre vous. Je ne lis point, répondit-il avec chaleur, tout ce qu'on écrit contre m. de Voltaire.

Palissot est revenu d'exil; il n'y a guères d'autre mal d'avoir fait la Dunciade que celui de ne pas s'appeler Pope et puis encore celui de n'avoir pas écrit assez gayment. Je finirai par un fait de médecine. Vous avez sans doute entendu parler, monsieur, du docteur Printemps qui guérissoit tout le beau monde à Paris sous l'habit de soldat aux gardes. Depuis qu'il a acheté une charge de guérisseur, personne ne l'envoye plus chercher. C'est à présent un charbonnier qui est l' Hippocrate de notre Capitale. Il se gardera bien, dit-on, de quitter son sac. Que direz-vous de votre patrie? O Tempora!

Permettez-moi de vous rappeller les vermisseaux que je vous ai envoyés dans ma dernière. Cela est nécessaire parce que je me suis donné les airs de me faire une réponse à moi-même.

Je fus censeur hebdomadaire,
C'est n'être rien, la chose est claire.
Or d'écrire j'ai la fureur:
Enfin je suis Avant-coureur,
Si c'est un peu mieux, ce n'est guère.
Voilà de bien tristes aveux
Que même j'enrage de faire,
Mais il faudroit m'en prendre aux dieux
D'avoir donné tout à Voltaire.

REPONSE

Je croyais n'être rien, mais Voltaire s'oppose
A ce trop modeste aveu;
Ah! sitôt qu'il m'aime un peu,
Il faut bien, malgré moi, que je sois quelque chose.

Je vous demande la permission, monsieur, d'écrire tout ce qui me viendra à la tête sans me servir du rabot et de la lime. D'ailleurs j'aime mieux être incorrect que de vous envoyer de la glace pilée. Je ne montrerai à personne ni mes lettres ni vos réponses que j'attends avec une impatience sans égale. Je veux jouir seul et je n'aurai jamais eu dans ce bas monde de plus grande jouissance.

Je suis, comme je vous conjure d'être convaincu que je serai toute ma vie, votre plus affectionné admirateur et votre plus obligé serviteur

d'Aquin

P. S. Souffrez, monsieur, que je vous fasse hommage de l' Avant-coureur. Ce sont des feuilles de chêne en échange de votre or et de vos diamans. Vous voyez que j'entends du moins passablement le commerce.