1764-07-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Palissot de Montenoy.

Vôtre Lettre, Monsieur, est pleine de goût et de raison.
Vous connaissez vôtre siècle, et vous le peignez très bien. Les sentiments que vous voulez bien me témoigner me flattent d'autant plus qu'ils partent d'un esprit très éclairé. Vous méritiez d'être l'ami de tous les philosophes, aulieu d'écrire contre les philosophes. Je vous avoue que j'aurais voulu, surtout, que vous eussiez épargné mr Diderot. Il a été persécuté et malheureux. C'est une raison qui devait le rendre cher à tous les gens de Lettres.

Mr De Marmontel s'est trouvé dans le même cas. C'est contre les persécuteurs et les hipocrites qu'il faut s'élever, et non pas contre les opprimés. Je pardonne à Guillaume Vadé et à Jérôme Carré, de s'être un peu moqués des ennemis de la raison et les Lettres. Je trouve même fort bon que quand un Evêque fait un libelle impertinent sous le nom d'instruction pastorale, on tourne monseigneur en ridicule; mais nous ne devons pas déchirer nos frères. Il me paraît affreux que des gens de la même communion s'acharnent les uns contre les autres. Le sort des gens de lettres est bien cruel, ils se battent ensemble avec les fers dont ils sont chargés, ce sont des damnés qui se donnent des coups de griffes. Maître Aliboron, dit Fréron, a commencé ce beau combat. Je veux bien que tous les oiseaux donnent des coups de bec à ce hibou, mais je ne voudrais pas qu'ils s'arrachassent les plumes en fondant sur la bête.

Le Crèvier, dont vous me parlez, est un cuistre fanatique, qui a écrit un livre impertinent contre le Président de Montesquieu. Tous les gens de bien vous auraient embrassé si vous n'aviez frappé que de telles canailles. Je ne sais pas comment vous vous tirerez de tout celà, car vous voilà brouillé avec les philosophes et les antiphilosophes. J'ai toujours rendu justice à vos talents, j'ai toujours souhaitté que vous ne prissiez les armes que contre nos ennemis, je persiste dans ces sentiments, et je vous prie de me croire très sincèrement, Monsieur, V: t: h: o. sr

V.