1764-01-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François Marmontel.

Puisque les choses sont ainsi, mon cher ami, je n'ai qu'à gémir, et à vous approuver.
Vous rendrez du moins justice à mes intentions; je voulais qu'aucune voix ne manquât à vos triomphes. Ce que vous m'apprenez me fait une vraie peine. Je me consolerai si la Littérature jouït à Paris de la liberté, sans laquelle elle ne peut éxister; si la philosophie n'est point persécutée; si une secte affreuse de rigoristes ne succède pas aux Jesuites; si le petit lumignon de raison que vous contribuez à ranimer dans la nation, ne vient pas bientôt à s'éteindre. On dit qu'un pédant de l'université écrit déjà contre l'esprit des loix. Le principal mérite de ce livre est d'établir le droit qu'ont les hommes de penser par eux mêmes. Voilà les vrais libertés de l'Eglise gallicane qu'il faut que vôtre aimable coadjuteur de Strasbourg soutienne. Il y aura toujours en France une espèce de sorciers vétus de noir, qui s'efforceront de changer les hommes en bêtes; mais c'est à vous et à vos amis à changer les bêtes en hommes. On dit que ce Bougainville à qui un homme de tant de mérite a succédé, n'était en éffet qu'une très méchante bête, que c'était lui qui avait accusé Boindin d'athéïsme, et qui l'avait persécuté même après sa mort. Si cela est, ce malheureux, connu seulement par une plate traduction d'un plat poème, méritait quelques restrictions aux éloges que vous lui avez donnés. Il se trouve que l'auteur et le traducteur étaient persécuteurs.

L'auteur de l'anti-Lucrèce sollicita l'exclusion de l'abbé de St Pierre, et le translateur prosaïque de L'anti-Lucrèce, priva Boindin de l'éloge funêbre qu'il lui devait. Cet anti-Lucrèce m'avait paru un chef d'œuvre, quand j'en entendis les quarante premiers vers récités par la bouche mieleuse du cardinal; l'impression lui a fait tort; j'aime mieux un de vos contes moraux que tout l'anti-Lucrèce. Vous devriez bien nous faire des contes philosophiques, où vous rendriez ridicules certains sots, et certaines sotises, certaines méchancetés et certains méchants; le tout avec discrétion en prenant bien vôtre temps, et en rognant les ongles de la bête quand vous la trouverez un peu endormie.

Faites mes compliments à tous nos frères qui composent le pusillum gregem. Que nos frères s'unissent pour rendre les hommes les moins déraisonnables qu'ils pouront; qu'ils tâchent d'éclairer jusqu'aux hiboux, malgré leur haine pour la lumière. Vous serez bénis de Dieu et des sages.

Made Denis et moi nous vous serons toujours bien attachés.