à Cirey 27e fév. 1739
Mon cher Pouilly, je n'ai aucun droit sur mr votre frère que celui de l'estime que je ne puis lui refuser; mais j'en ai peut-être sur vous, parce que je vous aime tendrement depuis vingt années.
Les affaires deviennent quelquefois plus sérieuses et plus cruelles qu'on ne pense. Mr de St Hiacinte m'outrage depuis vingt ans sans que jamais je lui en aie donné le moindre sujet, ni même que j'aie proféré la moindre plainte. Depuis la satire qu'il fit contre moi, au sujet d'Œdipe, il n'a cessé de m'accabler d'injures dans le journal littéraire et dans tous ceux où il a eu part. Etant à Londres, il publia une brochure contre moi. Je sais que tout cela est ignoré du public; mais un outrage sanglant imprimé à la suite de la plaisanterie du Matanasius (que Sgravesande, Sallengre et autres ont fait de concert avec tant de succès); un outrage dis je de cette nature attribué à sr de St Hiacinte est une injure d'autant plus cruelle qu'elle est plus durable.
Encore une fois je défie mr de St Hiacinte de citer un mot que j'aie jamais prononcé contre lui. On m'a envoyé de Hollande et d'Angleterre des mémoires aussi terribles qu'authentiques dont je n'ai fait ni ne ferai aucun usage. Pour peu que vous soyez instruit de ses procédés publics dans ces pays, vous sentirez que j'ai en main ma vengeance. Les héritiers de mad. Lambert ne se sont pas tus et j'ai des lettres des personnes les plus respectables et de la plus haute considération qui après avoir assisté souvent mr de St Hiacinte, l'ont reconnu et ont fait succéder la plus violente indignation à leurs bontés. J'oppose donc, monsieur, la plus longue et la plus discrète patience aux affronts les plus répétés et les plus impardonnables. Malheureusement j'ai des parents qui prennent cette affaire à cœur et je ne cherche qu'à prévenir un éclat; c'est dans ce principe que je vous ai déjà écrit à et mr votre frère et même à mr de St Hiacinte. Je n'ai point obtenu, il s'en faut beaucoup, la satisfaction nécessaire à un honnête homme; il est bien étrange et bien cruel que mr de St Hiacinte veuille partager l'opprobre et les fureurs de l'abbé Desfontaines contre lequel la justice procède actuellement; que lui coûterait il de réparer tant d'injustices par un mot? Je ne lui demande qu'un désaveu; je suis content s'il dit qu'il ne m'a point eu en vue, que tout ce qu'avance l'abbé Desfontaines est calomnieux, qu'il pense de moi tout le contraire de ce qui est avancé dans le libelle en question; en un mot je me tiens outragé de la manière la plus cruelle par St Hiacinte, que je n'ai jamais offensé, et je demande une juste réparation. Je vous conjure, monsieur, de lui procurer comme à moi un repos dont nous avons besoin l'un et l'autre. Je vous supplie instamment d'envoyer ma lettre à mr votre frère. J'en vais faire une copie que j'enverrai à plusieurs personnes afin que, s'il arrivait un malheur que je veux prévenir, on rende justice à ma conduite et que rien ne puisse m'être imputé.
Je connais trop, mon cher ami, la bonté et la générosité de votre cœur pour ne pas compter que vous ferez finir une affaire qui peut-être perdra deux hommes dont l'un a subsisté quelque temps de vos bienfaits, et dont l'autre vous est attaché par tant d'amitié.
Je suis &c.