1739-02-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Pardon de tant d'importunitez.
Je reçois mon respectable amy votre lettre. Vous me liez les mains. Je suspends les procédures. Je ne veux rien faire sans vos conseils, mais soufrez au moins que je sois toujours, à portée de suivre ce procez. En quoy peut me nuire une plainte contre les distributeurs du libelle, par la quelle on poura quand on voudra remonter à la source? Tout sera suspendu.

Mon généreux amy, il est certain qu'il me faut une réparation ou que je meure déshonoré. Il s'agit de faits; il s'agit des plus horribles impostures. Vous ne savez pas à quel point l'abbé Desfontaines est l'oracle des provinces.

On me crie à Paris que mon ennemy est méprisé; et moy je vois que ses observations se vendent mieux qu'aucun livre. Mon silence le désespèrera dites vous! Ah que vous êtes loin de le connaitre! Il prendra mon silence pour un aveu de sa supériorité, et encor une fois je resteray flétri par le plus méprisable des hommes, sans en pouvoir tirer la moindre vengeance, sans me justifier? Je suis bien loin de demander Le certificat de me de Berniere, pour en faire usage en justice. Mais je voulois l'avoir par devers moy, comme j'en ay déjà sept ou huit autres pour avoir en main de quoy opposer à tant de calomnies, un jour à venir.

J'espère surtout avoir un désaveu autentique au nom des avocats. Le bâtonier L'a promis. La lettre de madame de Berniere me servira de certificat, et je la feray lire à tous les honnêtes gens. A L'égard de mon mémoire, je le refondray encore, je le feray imprimer dans un receuil intéressant de pièces de prose, et de vers, dans lequel seront les épîtres que je crois enfin corrigées selon votre goust.

Mon neveu a présenté son placet à Mr le chancelier, qui a répondu que j'étois l'agresseur. Cependant il est très vray que le préservatif est d'un nommé la Touche, rédigé par le chevalier de Mouhi, sur un ancien mémoire connu de l'abbé D'Olivet, et c'est ce que je vais écrire à Mr le chancelier.

Au nom de dieu ne me citez point Mr Fontenelle. Il n'a jamais été attaqué comme moy; et il s'est assez bien vangé de Roussau en sollicitant plus que personne contre luy.

Encor une fois j'arrête mon procez, mais en le poursuivant qu'ai-je à craindre? Quant il seroit prouvé que j'ay reproché à l'abbé Desf. des crimes pour les quels il a été repris de justice, n'est il pas de droit que c'est une chose permise? surtout quand ce reproche est nécessaire à la réputation de L'offensé? Je luy reproche quoy? des libelles, il a été condamné pour en avoir faits? Je luy reproche son ingratitude. Je ne l'ay point calomnié, je prouve papiers en main tout ce que j'avance. J'ay fait consulter des avocats; ils sont de mon avis, mais enfin tout cède au vôtre. Je ne veux me conduire que par vos ordres.

A L'égard de st Hiacinte, ou je veux réparation, ou il mérite du mourir sous le bâton; dussai-je être vagabond toute ma vie hors du royaume je ne soufriray pas tant d'outrages à la fois. Où est donc la difficulté qu'on exige un désaveu d'un coquin tel que luy? Pouroit on dire que tout cela n'est rien? Je suis donc un homme bien méprisable, je suis donc dans un état bien humiliant, s'il faut qu'on ne me considère que comme un boufon du public, qui doit, déshonoré ou non, amuser le monde à bon compte, et se montrer sur le téâtre avec ses blessures. La mort est préférable, à un état si ignominieux. Voylà une récompense bien horrible de tant de travail; et cependant Desfontaines jouira tranquilement du privilège de médire; et on insultera à ma douleur. Au nom de dieu que j'obtienne quelque satisfaction! Ne pourai-je pas dumoins obtenir le libelle? ne pourai-je présenter ma requête contre Chaubert, et obtenir qu'en attendant des preuves, justice soit faitte de ce libelle infâme? sans nom d'auteur?

Je vous réitère mes instantes prières sur st Hiacinte, si vous voulez que je reste en France.   J'aprends que L'abbé Desfontaines cherche des protections auprès de mr Defrene; je vous suplie de luy envoyer ma lettre par une main étrangère àfin qu'au moins il soit prévenu contre mon ennemy.

Je suis honteux de vous faire voir tant de douleur et désespéré de vous donner tant de soins mais vous me tenez lieu de tout à Paris.

J'ay encor assez de liberté dans l'esprit pour corriger Zulime puisqu'elle vous plait.

J'attends vos ordres. J'ay quelque chose de bau dans la tête, mais j'ay besoin de tranquilité et mes ennemis me L'ôtent.