1766-09-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Lacombe.

Je persiste dans mon opinion, Monsieur; je crois que vous faittes très bien de n'imprimer que peu d'éxemplaires de la Tragédie de mon ami.
Elle n'est point théâtrale, elle ne va point au cœur; il en convient lui même. Il n'y a qu'un très petit nombre de gens qui aiment l'antiquité. Encor une fois, il n'est pas juste que vous fassiez un présent pour un ouvrage qui peut ne vous produire aucune utilité. On trouvera d'autres façons de faire une petite galanterie à la personne à qui on destinait ce présent. Il est vrai que si l'édition peu nombreuse que vous faittes réussissait contre mon attente, mon ami vous fournirait un morceau assez curieux concernant la Littérature et le théâtre que vous pouriez joindre au reste de l'ouvrage; alors, si vous étiez content du succez de la seconde édition, vous pouriez donner au comédien qu'on vous indiquerait la petite retribution dont vous parlez. Aureste, je ne crois pas que le ton sur lequel la comédie est aujourd'hui montée permette qu'on joue des pièces de ce caractère. On est fort las je crois des anciens Romains; on ne se pique plus de déclamer les vers comme on faisait du temps de Baron; on veut du jeu de théâtre; on met la pantomime à la place de l'éloquence. Ce qui peut réussir dans le cabinet devient froid sur la scène.

Voilà bien des raisons pour vous engager à ne tirer d'abord qu'un très petit nombre d'éxemplaires. Aureste, l'auteur de cet ouvrage ne veut point se faire connaître; c'est un homme retiré qui craint le public, et qui n'aspire point à la réputation. Pour moi je n'aspire qu'à vôtre amitié. J'ajoute qu'il y a quelques vers dans la pièce qui sont assez de mon goût, et dans ma manière d'écrire. Plusieurs jeunes gens m'ont fait cet honneur quelquefois; ils ont imité mon stile en l'embellissant. Je sens bien qu'on poura me soupçonner, mais on aura grand tort assurément, et je ne doute pas que vôtre amitié ne me rende le service de dissiper ces soupçons.

Adieu, Monsieur, je suis infiniment touché de tous les sentiments que vous me témoignez.