1766-07-24, de Charles Simon Favart à David Garrick.

Mon cher Garrick,

Oui, mon cher Garrick, car l'amitié que vous m'avez témoignée et celle que je vous ai vouée me donnent des droits pour me servir de ce terme familier qui est l'expression de mon coeur.
Donc mon cher Garrick, j'ai vû l'ami Monnet qui m'a rempli de joye en m'apprenant que vous vous portiez bien ainsi que votre tendre et respectable moitié.

Il s'étoit ici répandu un bruit que votre dernier voyage en France vous avoit attiré quelques disgrâces en Angleterre. Notre ami Monnet m'a tranquilisé en m'assurant que vous étiez plus heureux que jamais. Je n'ai pas de peine à la croire: avec de l'aisance, de la Philosophie et de la gaité, le moindre citoyen doit vivre plus content que tous les Souverains de la terre. Votre sort est à désirer; mais personne ne vous l'envie, vous l'avez trop bien mérité par vos talens.

Notre ami m'a beaucoup flatté en me disant que vous vous étiez souvent entretenu de moi avec lui. Je ne sais s'il a eu dessein de caresser mon amour propre; mais en tout cas il s'y est bien pris, car je n'ai jamais rien tant désiré que d'occuper une place dans votre souvenir.

Mr Monnet m'a mené chez Mr Colman votre Compatriote. Nous n'avons resté ensemble qu'un quart d'heure; mais dans ce peu d'espace il m'a été facile de connoître que c'est véritablement un homme de talent. Il m'a parlé de sa traduction de Terence en vers sciolti, ou vers blancs; il m'a communiqué quelques unes de ses recherches pour enrichir les notes de cet ouvrage. Je ne doute point d'après son plan que sa traduction ne soit bien reçüe à Londres. Je vous prie de m'en écrire inter nos votre sentiment ainsi que d'une Comédie de sa façon intitulée The clandestine marriage dont il a eû la bonté de me faire présens quoique je ne sache pas l'anglois.

Il nous est venu ici une lettre de Mr Hume qui présente l'auteur d'Emile comme un monstre qui déshonore les lettres et l'humanité. Ces deux célébres auteurs que j'ai vus la veille de leur départ, me paroissoient tendrement unis. Quel sujet si grave a donc pû les diviser? Tout le monde littéraire se déchaine contre le Philosophe de Geneve.

Il paroît une critique anonyme de l'éloge funèbre du Dauphin composé par Mr Thomas; Mr Rousseau y est attaqué personnellement, les Encyclopédistes n'y sont pas plus ménagés. Nos dévots veulent rendre nos Philosophes modernes responsables des écarts d'une imagination déréglée que des principes mal conçus ont conduite au fanatisme de l'impiété, car tout a son fanatisme jusqu'à l'incrédulité même; c'est par cette raison que l'on deffend à Paris l'entrée du Dictionnaire Encyclopédique, c'est pour le même sujet que l'on a jetté au feu avec le jeune homme d'Abbville le Dictionnaire de Mr De Voltaire.

Ce jeune homme appellé Mr le Febvre de la Marre a été condamné à avoir la tête tranchée et son corps jetté au feu pour avoir insulté une image du Christ. Le jour de l'exécution on lui lut sa sentence comme il est d'usage, il l'écouta tranquilement et se mit à rire. Le Confesseur s'empara de lui; mais le jeune homme ne l'entretint jusqu'à l'heure du diner que de propos légers et plaisans. Il se mirent à table; après avoir bien mangé, Mr Le Febvre demanda au Docteur s'il ne lui seroit pas permis de prendre du Caffé. Je n'y vois pas d'inconvénient, répond celui ci. Vous avez raison, ajoute Mr Le Febvre toujours gaiment, cela ne troublera pas ma digestion. On vient le prendre pour le conduire au supplice, il fait voir la même tranquilité d'âme; mais en mettant le pied sur l'échaffaut, il parut un peu d'altération sur son visage: ah! vous avez donc peur de la mort, s'écrie le Prêtre — point du tout; mais je remarque avec indignation plusieurs de mes ennemis qui sont dans la foule et qui viennent se repaître du spectacle de ma mort. Tenez: les voyez vous ici, là? Jusqu'à quel point se portent la haine et l'animosité des hommes! Le Docteur veut proffiter de cette occasion pour lui parler du passage redoutable de la vie à la mort. Eh! Mr Le Curé dans un instant j'en saurai sur cette matière autant que vous. Quel est ce morceau de papier qui danse au bout d'une corde? C'est l'effigie de votre malheureux complice, ce qui fit rire encore Mr Le Febvre. Ensuite il dit d'un ton plus réfléchi, cet homme là devois être réellement pendu pour son honneur, il s'est enfui comme un J. f. Il apperçoit à un coin de l'échaffaut sept Mrs fort bien mis, il demande qui ils sont. On lui répond que ce sont des Bourreaux. — Comment, sept bourreaux pour moi, pour moi tout seul? Voilà qui est fort plaisant. Il fait signe du doigt à l'un d'eux de s'approcher: Mr vous êtes donc Bourreau? — Oui Mr de Paris, j'ai cet honneur là. — Ah, ah! est-ce vous qui avez coupé la tête à Mr Delali? Oui, Mr, j'ai encore eû cet honneur là. Ecoutez donc mon ami, on dit que vous vous y êtes pris assez mal mal; vous l'avez manqué. — Il est vrai, Mr, mais ce n'est pas ma fautte, il ne vouloit pas avoir la complaisance de se tenir comme il faut. — Eh bien! dites moi comment il faut que je me tienne, je vous avouerai que je ne suis pas trop au fait; c'est la première fois que l'on me coupe la tête. Placez moi vous même. — Très volontiers mon cher Mr. Le Bourreau le met en situation; mais le patient s'étant dérangé un peu sans s'en appercevoir, il entend que l'exécuteur dit tout bas au Prêtre: il se tient mal; alors il se retourne en disant: eh que diable! placez moi donc mieux; c'est votre affaire, si vous me manquez, vous direz encore que ce sera ma faute. Il est placé de nouveau. — Suis-je bien? L'exécuteur lui répond par un coup de sabre qui fait voler la tête. On lance ensuite le corps dans le Bûcher et comme je l'ai dit, le Dictionnaire philosophique, parceque Mr Le Febvre de la Marre s'étoit vanté de l'avoir lû.

Cette exécution me rappelle une anecdote au sujet de Mr Delali. Avant son départ pour le Gouvernement de Pondicheri, il étoit à diner chez Made G. avec plusieurs Dames et seigneurs de la Cour; il y avoit là un vieux militaire à bons mots qui rioit et crioit par intervalle, parcequ'il avoit un Rhumatisme gouteux qui contrarioit sa gaité. Comme les accès de ses souffrances étoient violens, chacun s'empressoit à indiquer son remède. Une personne de la compagnie dit qu'il n'y en avoit point de plus efficace que la graisse de pendu dont il falloit se frotter. Où trouver de la graisse de pendu? Chez Charlot, le Bourreau qui demeure à la Villeneuve. Remarquez que l'on étoit au dessert, on avoit sablé du vin de Champagne, on fait la partie d'aller chez Charlot. Mr Delali emboite dans sa voiture le vieux militaire qui jurant, criant, riant et souffrant fut conduit à la maison de Mr Charlot. Ce grand maître des hautes oeuvres fut honoré de cette visite, il donna autant de graisse qu'on en voulut. Après Mr Delali demanda à voir son Cabinet d'histoire naturelle qu'on lui avoit beaucoup vanté; Charlot commença par lui montrer des Potences, des cordes, des roües &c. Ensuite il ouvre une petite armoire d'où il tire un Damas et le faisant voir à Mr Delali, tout ce que je vous ai présenté jusqu'ici dit-il, ne sert qu'au supplice de ces gueux, de ces pauvres Diables qui sont fripons, parcequ'ils n'ont pas le moyen d'être honnêtes gens; mais voici pour vous, Monseigneur, qui êtes un très honnête Gentilhomme. Mr Delali et toute sa suite rirent beaucoup de la simplicité de Mr Charlot; mais le Gouvernement de Pondicheri auroit pû regarder cela comme un présage.

Si l'on en croit le cri public, ce Mr Delali étoit un monstre. On dit que pendant le siège de Pondicheri, une pauvre femme accablée de misère vint se prosterner à ses pieds en lui demandant du pain pour trois enfans qu'elle avoit: — Tu as trois enfans et tu te plains, dit ce Barbare, mange les, tu auras de quoi vivre pour plus de quinze jours.

Mlle Durancy quitte l'opéra pour entrer au Théâtre françois. On prétend que c'est une digne rivale de Mlle Clairon et que l'on n'a point vû de talent plus décidé. Mlle Lani quitte aussi l'opéra.

On doit donner aujourd'hui à la Comédie italienne une petite pièce en vers et en ariettes, intitulée la Clochette. Ce sujet est tiré de la Fontaine, Les paroles sont de Mr Anseaume et la musique de Mr Duni.

Quand je saurai quelque chose d'intéressant, je vous en ferai part aussitôt, car je veux réparer mes torts avec vous, vous seul êtes capable de vaincre ma paresse.

Adieu, mon cher Garrick, soyez bien persuadé que je serai toujours

Votre serviteur et sincère ami

Favart

Je vous prie de présenter mes respects à Madame Garrick. Ma femme vous fait à l'un et à l'autre un million de complimens.