1765-10-01, de Jean Lafosse à M. — Mallet de La Brossière.

Monsieur et cher ami,

C'est avec le plus grand empréssement que je vous écris pour m'acquitter d'une Commission qui vous sera sans doute bien agréable.
Pour ne vous laisser rien désirer sur ce que je dois vous dire, je croi à propos de vous faire part de tout ce qui s'est passé içi depuis votre absençe, je vous dois cette confiançe à trop de titres pour ne pas saisir une occasion aussi favorable et aussi désirée.

Vous savés qu'avant votre départ de Montpellier je travaillais à un éssai médecinal sur le suiçide uniquement pour m'essayer et dans la persuasion de ne jamais l'achever, du moins en ce païs-ci? Eh-bien à mesure que j'avançais tout changeoit de façe, je voyois la matière s'étendre insensiblement sous mes yeux, et quoique dépourvû des moyens nécessaires pour la traiter, j'avois le Courage de poursuivre. Le seul désir de vaincre l'obstacle m'a souvent suffi pour le surmonter en apparençe, disons-mieux, pour l'éviter, et cette seule envie m'a soutenu jusqu'à la fin d'un éssai bien faible, sans doute, puis-qu'il est mon début. Parvenu à ce terme qui sembloit devoir me récompenser de ma peine j'ai vû l'illusion se dissiper en partie, j'ai attribué à une opiniâtreté et à une constance soutenües ce qui m'avoit parû l'effet d'un enthousiasme heureux, En un mot je me suis jugé avec rigueur, mais vous savés bien qu'on a toujours des entrailles de pére; je fis voir cet éssai à mr le procureur général et l'illusion revint dans toute sa force: il m'applaudit, C'en fût bien assés pour prétendre plus haut: j'écrivis à mr de Voltaire une lettre fort longue où j'osai lui faire l'analyse de mon éssai, je l'entretins de mes motifs et de mes vües, je lui parlai de mr Mallet de la Brossiére comme d'un ami à l'heureuse idée duquel j'étois Redevable du sujet de mon éssai quoique votre objet et le mien fussent très différens. Je viens de Recevoir sa Réponse par ce dernier courrier; je n'irai point m'énerver pour vous témoigner quelle a été ma sensibilité en Recevant cette lettre. Après un éloge que j'attribüe plutot à sa complaisançe qu'à mon ouvrage, il m'exhorte à le faire imprimer sans délay et à ne garder aucun ménagement pour l'erreur. Comme il y a un article qui vous intérésse, je m'en vais vous le transcrire; C'est mr de Voltaire qui parle.

Je vous prie monsieur de vouloir bien faire mes très sinçères compliments à mr Malet de la Brossiére et de lui dire combien j'ai été content de ses Réflexions sur l'avanture des Calas. Je ne lui ai point écrit, il était en Bretagne et j'étais malade: je suis vieux et faible mais je suis encor sensible et surtout à votre mérite et à celui de mr de la Brossiere (ce sont ses propres paroles).

Mr Baudry m'a dit que vous aviez abandonné votre déssein parceque vous n'aviez Reçu aucune nouvelle de mr de Voltaire, je pense bien que ceçi va vous ranimer. Croyés-m'en, mon ami, poursuivés un aussi beau dessein, vous le devés à vous, au public et surtout au grand homme qui vous encourage; vous irés à paris au mois de décembre (à ce que m'a dit votre compatriote). C'est une nouvelle raison pour vous déterminer, vous aurés des bibliothèques publiques et des sçavants à consulter. Ce sont les seuls moyens qui vous manquent. Je vous Regrette beaucoup dans ces circonstançes, vous auriés lû mon essai et vous m'eussiés dit votre avis, vous m'auriés même aidé à me déterminer car vous connoissés combien je suis irrésolu; irrésolu! bon dieu devrois-je l'être lorsqu'un Voltaire m'encourage! … Mon cher ami j'ai envie de saisir ces moments où je suis tout de feu pour opprimer mon caractère timide et m'élançer dans la carriére; qu'en pensés-vous? … Répondés-moi s'il vous plait sur cet objet. Je me croirois payé de mon travail si mon essai pouvoit vous devenir utile et vous épargner quelque peine dans l'éxécution du projet que vous avés formé, Quoiqu'il en soit si je me résous à le livrer à l'imprimeur, j'espère vous en faire porter un éxemplaire par mr Baudry. Ce sera si je ne me trompe un in 12 ordinaire d'environ 300 ou 400 pages. Je suis en attendant votre réponse avec l'estime la plus parfaite et l'amitié la plus sincére, votre &c.