22 7bre 1765
Je n'ai reçu qu'aujourd'hui, m., le présent dont vous m'avez honoré, et la lettre charmante dont vous l'accompagnez. La mort de notre résident, chez qui le paquet a resté longtemps, a retardé mon plaisir, et je me hâte de vous témoigner ma reconnaissance.
Vous ne savez pas combien je vous suis redevable. Ce n'est point là un discours académique, c'est un excellent ouvrage d'éloquence et de philosophie. Autrefois nous donnions pour sujet du prix, des textes faits pour le séminaire de St Sulpice. Aujourd'hui les sujets sont dignes de vous. Il est plaisant qu'à la suite d'un écrit si sublime, il se trouve une approbation de deux docteurs. Elle ne peut nuire pourtant à votre ouvrage, il est admirable malgré leur suffrage.
On ne lit plus Descartes, mais on lira son éloge, qui est en même temps le vôtre. Ah! m., que vous y montrez une belle âme, et un esprit éclairé! Quel morceau que l'histoire de la persécution du nommé Voët contre Descartes! Vous avez employé et fortifié les crayons de Demonsthenes pour peindre un coquin absurde qui ose poursuivre un grand homme. Vous m'avez fait un grand plaisir de ne pas oublier le petit conseiller de province qui méprisait la philosophie de son frère. Tout votre ouvrage m'enchante d'un bout à l'autre, et je vais le relire dès que j'aurai dicté ma lettre, car l'état où je suis me permet rarement d'écrire. Vous avez parfaitement séparé le génie de Descartes de ses chimères, et vous avez habilement montré combien l'auteur même des tourbillons était un homme supérieur.
On m'a dit que vous faites un poème épique sur Pierre le grand; vous êtes fait pour célébrer les grands hommes; c'est à vous à peindre vos confrères. Je m'imagine qu'il y aura une philosophie sublime dans votre poème. Le siècle est monté à ce ton là, et vous n'y avez pas peu contribué.
Vous faites dans votre éloge de Descartes un éloge de la solitude qui m'a bien touché. Plût à dieu que vous voulussiez partager la mienne, et y vivre avec moi, comme un frère que l'éloquence, la poésie et la philosophie m'ont donné! J'ai dans ma masure un ami qui est comme moi votre admirateur, et avec qui je voudrais passer le reste de ma vie. C'est m. D'Amilaville qu'un malheureux emploi de finance rappelle à Paris. Il vous dira quelle obligation je vous aurais si vous daigniez venir tenir sa place. Il est vrai que dans l'été nous avons un peu de monde et même des spectacles, mais je n'en suis pas moins solitaire. Vous travailleriez avec le plus grand loisir. Vous feriez renaître ces temps que nos petits maîtres regardent comme des fables, où les talents et la philosophie réunissaient des amis sous le même toit.
J'ai bien peur que ma proposition ne soit aussi une fable, mais enfin il ne tiendra qu'à vous d'en faire la vérité la plus consolante pour votre serviteur, pour votre admirateur, et permettez moi de le dire pour votre ami.
V.