1738-08-28, de René Joseph Tournemine à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Le rang très distingué que le sufrage unanime de l'Europe vous assure et parmi les poètes des plus sublimes espèces, de toutes les espèces et parmi les historiens suffiroit aux coeurs les plus avides de gloire.
Il ne vous suffit pas. Vous disputés le prix aux philosophes et à quels philosophes! aux restaurateurs de la philosophie. Vous vous efforcés de déthrôner l'illustre Descartes: vous tentés de porter la lumière dans les ténèbres du savant et proscrit Neuton. On convient que vous avés réussi dans la seconde entreprise. Neuton n'est intelligible que dans votre ouvrage. A l'égard de la première entreprise permettés à un compatriote, à un ancien admirateur de Descartes de l'appuier d'un foible secours; il n'en a pas besoin, je ne veux point d'autre juge que vous même de notre courte et légère dispute.

Rappellés dans votre mémoire l'estat où Descartes trouva la philosophie. Quelle force d'esprit ne lui fut pas nécessaire pour se dégager des préjugés communs, pour démesler la véritable idée de dieu secondé de mille vérités, pour marquer si juste les bornes, les propriétés distinctives essentielles de l'âme et du corps, pour ramener à ses principes la phisique égarée dans de vaines subtilités, pour persuader à des esprits frivoles nourris de mots vides de sens de s'occuper du réel, pour les convaincre que dans le monde corporel tout se fait par le mouvement seul, que la masse, la figure, l'impulsion, le choc différencie les mouvemens, que c'est là tout le secret de la nature: qu'il se soit trompé dans quelque règle du mouvement, que son sistème universel soit plus ingénieux que solide, les phisiciens modernes lui doivent ils moins? S'il n'a pas toujours été philosophe infaillible, un homme peut il l'estre? S'il n'a pas toujours été infaillible, il a certainement apris à philosopher à Neuton même. La méthode de Descartes ne trompe que les esprits peu attentifs. Elle arrive à la vérité par l'évidence, elle s'en aproche par l'expérience. Les principes de Descartes sont sensibles, on les voit, on les touche, on les mesure, on les pèse. Si Descartes s'écarte quelque fois de la route qu'il a tracée, nous préférons ses préceptes à son exemple et son excellente géométrie nous sert à redresser sa phisique, nous ne changeons pas de maitre.

Accordons à Neuton l'étendue, la profondeur de l'esprit, le détail infini, l'exactitude des calculs. Descartes a ouvert la route qui conduit au vrai, Neuton l'arpente; admirons son travail et ne nous en laissons pas imposer. Le sistème de Neuton n'est presque que le sistème de Descartes déguisé par le changement des termes, changement des termes qui substitue la conjecture à la certitude, l'embarras à la clarté, l'ignorance à l'évidence. On nous parle d'attraction et de repoussement qu'on supose être dans les corps sans nous aprendre comment elles sont dans les corps, pourquoi elles sont dans les corps, qui les a mises dans les corps.

On l'a dit et il est vrai, c'est là rétablir les qualités occultes. Qu'esce en effet qu'une qualité occulte? une cause dont on voit les effets, dont on ignore la nature. On sait que l'eau rafraichit, que le feu échauffe, on suppose dans l'eau une qualité réfrigérante, dans le feu une qualité échauffante. Voilà les qualités occultes de l'ancienne école; Neuton voit ou croit y voir que des corps s'attirent, que des corps se repoussent, il suppose dans les uns une qualité attractive et une qualité repoussante dans les autres. Neuton diffère t'il de l'ancienne code? N'entrons pas plus avant dans une dispute que nous ne finirions pas, permettés moi seulement de me plaindre que vous ôtiez à Descartes un puissant défenseur, qu'un François prenne le parti d'un Anglois. N'allégués point votre reconnoissance pour l'Angleterre et pour la haute estime qu'elle marque de vos rares talens. La France ne leur rend elle pas justice? n'y lit on pas vos ouvrages avec la même avidité qu'on les lit en Angleterre? n'y recherche t'on pas le moindre écrit qui vous échappe?

On a écouté avec plaisir, on m'a raporté les discours d'un homme d'esprit qui revient de Cirey charmé du bon goust, de la variété, de la commodité, de l'air nouveau de votre apartement, de la beauté du bastiment que votre esprit dirige, des jardins où votre belle imagination s'est peinte. Vous voilà donc poète, historien, philosophe, architecte, politique &ca. car j'ai été charmé de l'amour du bien public que vous faites paroitre dans une lettre très sensée. J'ai été encor plus charmé d'aprendre plusieurs traits de votre générosité.

Quand me donnerés vous le plus sensible de tous les plaisirs? quand étudirés vous la religion sans prévention, sans préjugés? Elle vous plairoit sans doute.

Ma tendresse paternelle pour vous me le fait souhaiter ardemment et le demander tous les jours au maitre des coeurs, au père des lumières, sa miséricorde et votre excellent esprit me le font espérer. Un sage paien, Ciceron, nous apprend qu'on traitoit de petits philosophes, minuti philosophi, ces esprits faux qui chicanoient sur les premières vérités, fondemens de la religion, sur la spiritualité de l'âme par exemple. J'ai l'honneur d'être avec respect et avec le plus parfait attachement votre très humble serviteur

Tournemine, jesuite